top of page

Événement: Le scandale de Panama, Ferdinand de Lesseps dans la tourmente


Ferdinand de Lesseps, que Gambetta, comme le monde entier, surnomme « le Grand Français », a cinquante ans lorsqu’il entreprend de créer le canal de Suez. Trente-quatre ans plus tard, la Cour d’appel de Paris le déclare coupable d’escroquerie et le condamne à cinq ans de prison pour avoir entrepris de créer le canal de Panama. Que s’est-il passé entre ces deux dates ?


ree

Marie-Hélène Parinaud

En cette année 1879, aux Français qui, depuis la chute du dernier empire, privés de représentants politiques prestigieux, rêvent de grands hommes capables d’incarner leurs aspirations et d’en faire le symbole de leur nation, cette fin de siècle leur offre deux héros : Victor Hugo et Ferdinand de Lesseps. Au prestige littéraire du premier répond la notoriété mondiale du second qui, avec le percement du canal de Suez, a réalisé le rêve millénaire qui depuis les pharaons en passant par d’Alexandre le Grand et Bonaparte rejoint celui des Saint-Simoniens : relier deux mers ! Grâce à Lesseps, il n’est plus nécessaire de contourner l’Afrique pour se rendre aux Indes ou en Chine. Par sa volonté persévérante, et l’énergie qu’il a su insuffler à tous ses partenaires, il a bouleversé le monde. L’Orient lointain est devenu proche. La guerre des civilisations entre dans une ère nouvelle.

Le promoteur d’un monde uni

L’indestructible Ferdinand de Lesseps attire la notoriété. La Compagnie Générale Transatlantique a donné son nom à un de ses paquebots et, consécration suprême, l’Académie française le sollicite pour faire partie des « Immortels » (1). Au quai Conti, le 23 avril 1885, on se réjouit d’accueillir une personnalité « qui honor[e] la France ». Le Tout-Paris s’écrase (2) pour admirer sa physionomie énergique et halée ressortant sur le vert du costume. Au milieu de sa nombreuse progéniture qui entretient autour de lui un air d’éternelle jeunesse, il paraît une divinité tutélaire de l’abondance et de la fécondité.


Peut-être Ferdinand de Lesseps craint-il de vieillir ? Il a plus de soixante-dix ans lorsque l’idée d’un canal inter-océan, en perçant l’isthme unissant les deux Amériques, du Nord et du Sud, apparaît dans sa conversation, pour finir par s’imposer dans une série de conférences où il présente sa vision. Très vite, il embraye sur un projet concret, fondé sur son expérience passée à Suez. Panama est devenu son but, celui qui lui donnera une nouvelle jeunesse. En mars 1876, devenu président d’un Comité français pour le percement du canal interocéanique, il balaye d’un revers de main les inquiétudes de ses proches : « Que vas-tu chercher à Panama ? L’argent ? Tu ne t’en soucieras pas plus de t’en occuper qu’à Suez ! La gloire ? Tu en as assez pour en laisser aux autres » plaide son fils Charles.


Les dés sont jetés

Refusant par avance le risque d’être freiné par un associé timoré, Lesseps refuse tout soutien gouvernemental ou association avec les grandes banques internationales et lance sous son seul nom un emprunt de quatre cents millions. Trente seulement seront souscrits.


Il croit rééditer Suez, mais les temps ont changé. Agir seul, dédaigner tout partage de responsabilité, être le seul décideur d’un tel projet a rendu les souscripteurs frileux. Certains articles fielleux rappellent que Suez « grâce aux fonds français était devenu britannique ». Ces fausses notes ne troublent pas Lesseps. Rayonnant de confiance, le souvenir des difficultés rencontrées et vaincues à Suez restant pour lui un encouragement dangereux, il décide de lancer le chantier et de se rendre sur place pour en suivre l’avancée. Arrivé au Panama, il découvre le désastre.

La seule chose qui fonctionne est le chemin de fer, la Panama Railroad Company. Cette ligne construite sur l’unique surface stable est le seul itinéraire de communication entre les deux côtes, le reste de la région n’étant qu’un dangereux marécage ! Piétons ou cavaliers : tous marchent sur la voie, le restant du terrain s’enfonçant sous leur poids. Un wagon qui déraille disparaît aussitôt dans la vase.

Lesseps constate aussi que toutes les grandes entreprises contractantes du chantier ont déjà rétrocédé leur mission à des sociétés sous traitantes locales. Preuve flagrante de leur volonté de ne pas réaliser elles-mêmes des travaux, pourtant payés au prix fort, leurs devis ont été majorés d’une façon faramineuse. Gustave Effel, qui a sa Tour à construire, s’est montré le plus vorace ! Qu’importe : Lesseps refuse de s’abaisser à ces détails et veut créer le succès :  « La vérité n’est que ce que l’on en fait ! »

Dans ses conférences de propagande aux États-Unis, le Panama est présenté comme un pays de cocagne où, précise-t-il, « on ne comprend pas qu’on ait si longtemps attendu avant de décider de creuser un canal sur une distance qui ne dépasse pas celle de Paris à Fontainebleau » ! Entre les discours et les banquets, en dépit de ses soixante-dix-neuf printemps, il ne cesse d’étonner par sa verdeur et son entrain communicatif, dansant au bal jusque tard dans la nuit, et ne rejoignant sa femme qu’au petit matin, tandis qu’elle soupire : « Il faut bien que jeunesse se passe… ». De Hollande, un poète lui envoie une ode : « De Lesseps, par sa force et son courage / va créer le passage / de l’Orient vers l’Occident. »


De retour à Paris, Ferdinand de Lesseps fait deux choses essentielles : il achète, sans s’abaisser à en négocier le prix, l’unique et indispensable ligne de chemin de fer panaméenne, qui profite de la situation pour obtenir un prix exorbitant et fait entrer le 29 novembre 1880 Émile de Girardin au conseil d’administration de la compagnie. Ce dernier s’était déclaré contre Panama. Mais comme il a toute la presse sous ses ordres et que ses convictions se mesurent à la profondeur de ses poches, d’importants jetons de présence (3) le font changer d’avis, et avec lui les journaux que lisent les souscripteurs. Malheureusement pour Lesseps, il meurt l’année suivante, ainsi qu’un de ses associés de l’époque de Suez, le grand financier Isaac Pereire. Par qui les remplacer ?


Les banques et la presse

Le système bancaire n’est plus dominé, comme sous le Second Empire, par les grandes banques protestantes et juives, mais concurrencé par de nouvelles venues, banques d’affaires ou de dépôts, souvent anonymes : CIC, Crédit Lyonnais, Société Générale. Après avoir conclu les clauses d’achat de la ligne de chemin de fer panaméenne, un des participants, banquier lui-même, le baron Reinach, lui présente un courtier, Cornélius Herz, très introduit dans les milieux politiques et journalistiques.

Il a débarqué des États-Unis pour mettre sur pied le financement de l’exposition internationale de l’électricité. Il s’est chargé des transactions avec le Crédit foncier. Résultat : il a été décoré des croix d’officier de l’ordre national du Mérite, de la Légion d’honneur et des Palmes académiques. Intermédiaire et lobbyiste habile, il navigue avec une égale aisance dans tous les partis, familier du président Grévy et de son gendre, comme de son opposant Georges Clemenceau dont il a soutenu la campagne et financé le journal. Lesseps le charge de procurer à la compagnie du Panama les cent cinquante millions d’argent frais qui lui manquent.


En France, les actionnaires de la Compagnie n’ont aucun écho des difficultés rencontrées sur place. Les banquiers, mieux informés, réclament des commissions substantielles pour chaque vente de titres. Les journaux connaissent le monde financier et les dessous du monde politique. Terminé le temps de Suez, où ils informaient leurs lecteurs de la merveille qui se construisait en Orient. À présent, ils fonctionnent au tarif publicitaire. Comme un nuage de criquets, les journaux harcèlent Lesseps. Relancé par Frédéric Masson, directeur du journal bonapartiste Le Peuple, Lesseps répond : « Je n’ai rien à refuser au journal du prince Napoléon. »


Un billard politique

Les députés, qui ont fini par installer la République, veulent aussi imposer une vision d’eux-mêmes basée sur l’honnêteté et la probité. Tous, voulant se démarquer des « aristocrates corrompus » des anciens gouvernements monarchiques, affectent des mœurs patriarcales et se définissent comme « purs », sans taches.Pendant que Ferdinand de Lesseps lève de nouveaux fonds, ce qui n’aurait pu être qu’une formalité tourne au fiasco avec la chute le 30 mars 1885 du cabinet Jules Ferry, lequel modifie la composition du gouvernement. Lesseps a cédé la tête de la Compagnie panaméenne à son fils, Charles. Le « Grand Français », qui peut-être sent le poids des ans, s’en est désintéressé peu à peu, et lui en a confié la gestion : « Tout ce que tu feras aura mon approbation. J’ai une entière confiance en toi ». Autrement dit : « Débrouille-toi ». Il faut de nouveaux capitaux, donc un nouvel emprunt (4) et, pour cela, obtenir l’accord de la Commission des finances de l’Assemblée.


C’est alors que le quotidien Le Temps publie, le 20 mai 1886, des extraits soigneusement choisis, les premières attaques contre Panama (5) faisant baisser le cours de l’action de 470 à 400 F. On découvre que la malaria décime administrateurs et travailleurs et que l’on prévoit d’importants retards d’achèvement des travaux !Le gouvernement enquête sur l’origine des fuites. Elles viennent du président de la Commission, le ministre des Travaux publics, Charles Baïhaut, député de la Haute-Saône. Oublié dans la distribution, il a fait savoir à la Compagnie de Panama que pour lancer ce nouvel emprunt, il faudrait son accord et, pour l’avoir, il réclame 1 million. Après le refus de Charles de Lesseps, le ministre a joué l’apprenti-sorcier et trouvé ce moyen pour l’obtenir. Résultat excessif : suite à cette fâcheuse publicité, la Commission refuse tout nouvel emprunt.Alors que Lesseps cherche à rétablir la confiance, il reçoit la visite d’Émile Arton, coulissier du député Paul Barbé (6), ancien ministre de l’Agriculture et membre de la Commission. Il lui explique que seuls deux membres ont voté contre et lui en donne la raison ; ce sont deux actionnaires de la société de la Dynamite Nobel, dont le chantier de Panama a refusé d’employer leurs marchandises… « Notre groupe vous a montré sa puissance, et il la mettra  à votre service si vous renouvelez votre demande, à condition que vous utilisiez désormais nos produits. »

Cornélius Herz, présenté comme « l’intime de tout le monde » par le baron Reinach, s’entremet également. Habitué des ministères, de la buvette du Palais-Bourbon et des salles de rédaction, il explique à Lesseps qu’à la Chambre chaque grosse entreprise a son représentant.


Parfois, le député ou certains courtiers comme Arton, sollicitent pour plusieurs clients à la fois. Lui-même se présente comme le plus important par son accès direct et exclusif au chef de l’État. Son tarif d’intervention : dix millions !

Charles de Lesseps, déjà saigné à blanc par l’avidité des journalistes qui créent parfois d’éphémères journaux dans le seul but de recevoir des financements de la Compagnie de Panama, est plus méfiant que son père. Avant de céder, il demande des preuves de l’efficacité de l’intermédiaire. « – Comment ? Vous doutez de mon influence ? Tenez, avez-vous déjà été invité dans la maison familiale du président Grévy ? – Non. – Eh bien vous le serez dimanche prochain ! » Effectivement, il reçoit le lendemain une invitation du président Grévy.« M. Herz et moi-même passâmes une journée dans l’intimité du président de la République. Je vis M. Cornelius Herz reçu comme l’ami de la maison, je revins convaincu. » (7) Ce témoignage, jamais démenti par la famille Grévy, éclaire les manœuvres politiciennes où, derrière les oppositions de façade, règne un accord occulte.


Scandale et cuisine politicienne

À la suite d’une dénonciation « anonyme », on découvre que le général Caffarel, sous-chef d’état-major, et le général-sénateur d’Andlau sont la cheville ouvrière élyséenne d’un trafic de décorations, mais également des commandes de l’armée. Ils exigent aussi une ristourne pour les lits en fer et les sommiers des casernes. Ce déballage, ses fuites savamment orchestrées dans la presse, produisent leurs effets. Les lecteurs de journaux sont aussi des électeurs, et le font savoir en manifestant publiquement leur réprobation. Les députés sont stupéfaits de se voir conspuer par une foule qui scande : « Ah ! Ça ira, ça ira, / Les députés à la lanterne ! / Ah ! Ça ira, ça ira ! / Les députés on les pendra ! »

Eux, les purs, les républicains sans tache, les anciens dénonciateurs de la corruption monarchique, se voient confondus avec les aristocrates ! La foule des manifestants devient incontrôlable. Le pouvoir ne va-t-il pas tomber aux mains de Boulanger ?


La Chambre, craignant de perdre sa majorité, fait pression et oblige le 2 décembre 1887 le président Grévy à démissionner ! Il est remplacé par Sadi-Carnot, grand nom républicain et individu suffisamment terne pour ne porter ombrage à personne. Les députés veulent tourner la page, polariser l’attention du public sur le centenaire de la Révolution française dont la commémoration aura lieu l’année prochaine.

La justice, pendant ce temps, suit son cours. Mais le président Grévy n’accepte pas d’avoir été le bouc-émissaire de l’Assemblée. Car si lui et son gendre ont dû partir de l’Élysée, les mêmes députés et ministres sont restés en place. Il a gardé ses dossiers et va fournir la presse en copies fraîches. Coïncidence du calendrier : le 28 avril 1888, au moment de sa démission forcée, la Commission propose à la Chambre d’autoriser l’émission d’emprunt à lots du canal de Panama. À la Chambre comme au Sénat, la proposition passe sans encombre. Cornélius Herz, devenu courtier pour la Compagnie de Panama, a su répartir des dons, sous forme de chèques, pour influencer dans un sens favorable les différents membres de la Commission. Toutes choses que connaissent parfaitement l’ex-président Grévy et son gendre, et qu’ils révèlent à la presse.


Les « chéquards »

Les journalistes, sans vergogne, inventent un mot nouveau : les « chéquards », repris bientôt par tous. Le public veut savoir qui a touché et combien.

Le ministre et député Barbé a exigé et reçu le 17 juillet 1 888 500 000 F par chèque de Reinach pour favoriser l’émission de deux millions d’obligations. Le député de l’Ariège, Sans-Leroy, déposera 200 000 F le lendemain de son vote, sur un compte spécial au Crédit lyonnais, le ministre Baïhaut 375 000 F et Charles Floquet, président de la Chambre, 300 000 F. Il se défendra en arguant que c’était pour financer les élections. Ah, ces frais de campagne…


Le public, qui s’arrache les journaux, s’amuse de la disproportion des montants. Car, à côté des gros, il existe, toute proportion égale par ailleurs, les « petits » et les « moyens ». « Mon député vaut-il plus que le tien ? » Le député de Corse, Emmanuel Arène, comme Antonin Proust ou Gobron, n’a encaissé « que » 20 000 F. D’autres, à l’exemple de Maurice Rouvier, n’ont touché « que » 50 000 F.

Députés et ministres ne sont pas les seuls concernés. Le courtier Arton s’est aussi occupé de la presse et a réparti 300 000 F entre différents journaux au prorata de leurs tirages. Étrange paradoxe : la presse ne cesse de profiter de la Compagnie en lui extorquant toujours plus d’argent, pour finalement la mettre réellement en difficulté, se privant ainsi de la manne qu’elle lui arrache. Car, faute de pouvoir couvrir sa souscription, la société doit déposer son bilan le 4 février 1889.

Les courtiers aussi ont des soucis. Herz réclame ses dix millions et, pour les obtenir du baron Reinach, il envoie des articles à la presse et des lettres au juge d’instruction. Lorsque le baron meurt chez lui d’une trop forte dose de somnifère, il s’enfuit à Londres et obtient du fils de Gladstone, avec qui il était en affaire (tiens donc !), l’assurance que son extradition vers la France ne sera jamais accordée.


Heureusement pour les parlementaires, dans l’ensemble, les nouvelles sont bonnes. L’Exposition universelle, dont le clou est l’inauguration de la Tour Eiffel, a polarisé l’attention du public. Quant au général Boulanger, au lieu de s’installer à l’Élysée, il s’est enfui à Bruxelles et s'est suicidé sur la tombe de sa maîtresse.Pendant ce temps, les liquidateurs de la Compagnie ont fait traîner l’examen des comptes. Le 20 novembre 1889, les entrepreneurs, dont Gustave Eiffel, sont entendus avec les représentants des banques associées. Leur prévarication leur vaudra deux ans de prison et 20 000 F d’amende. Incarcéré, Gustave Eiffel sera remis en liberté six mois plus tard par la Cour de cassation. Délicat de garder en prison l’auteur de la tour édifiée grâce à l’argent détourné du chantier de Panama, car elle est devenue le nouveau symbole de Paris !

Furieux, de nombreux actionnaires déposent alors le 21 juin 1890 une pétition pour trouver d’autres responsables. Des journaux citent Lesseps. Le ministre de la Justice, Armand Fallières, transmet le dossier au procureur général, Quesnay de Beaurepaire. Ses indications sont modérées : « Poursuivre, s’il y a lieu. » D’autant plus que le magistrat ne peut agir que s’il y a crime et non délit, et que Ferdinand de Lesseps, grand officier de la Légion d’honneur, ne peut être traduit devant un tribunal correctionnel, mais seulement devant la cour d’appel. Il s’ouvre de ce problème au président de la République. Sadi-Carnot, comme tout le monde, apprécie Lesseps : « C’est un homme de bonne foi. » Loubet, le président du Conseil, est plus concis : « Pas de vague. » On s’oriente vers un classement de l’affaire, le gouvernement attendant que le noble vieillard jouisse bientôt du repos éternel, qui enterrera l’affaire avec lui. Mais le nouveau Garde des sceaux, Louis Ricard, déteste Lesseps, et les élections approchant, il veut donner des gages aux radicaux. Il décide de poursuivre. L’annonce de la mise en cause de Lesseps éclipse toutes les autres nouvelles et le scandale devient mondial.


Condamnations et arrestations

Les journaux étrangers s’en indignent. Dans le cercle familial, on cherche à protéger le vieillard en lui cachant la vérité. Il ne lit que les journaux déjà parus depuis longtemps, dont il ne remarque pas l’ancienneté des dates. À l’instruction, l’expertise comptable laisse filtrer des choses gênantes. La baisse des actions Panama n’a pas été une perte pour tout le monde : certaines banques en ont retiré d’immenses bénéfices. Les journaux parlent de « dîme ». Elles ne sont pas seules. Bientôt, des listes de « chéquards » parlementaires, alimentées selon la rumeur par Grévy et son gendre, circulent.

Pour un maladroit comme le ministre Baïhaut, qui avoue et se trouvera emprisonné le 9 janvier 1893 tandis que le gouvernement doit démissionner, la réaction de ses confrères est immédiate : « L’imbécile ! » Pas si bêtes, ils ont une autre tactique : soit l’amnésie comme Sans-Leroy – « Je ne me souviens pas » – ou plus cyniquement – « Ces sommes se rapportaient à des honoraires ; des conseils, et des consultations techniques, facturés selon mes compétences. » Rien d’illégal. Ils sont acquittés, sous les huées du public écœuré.

En revanche, Charles et Ferdinand de Lesseps sont condamnés à la prison, ainsi que tous les administrateurs. Mention spéciale pour le ministre Baïhaut, qui écope de cinq ans de prison et d’une amende 375 000 F à rembourser aux actionnaires de Panama. Ferdinand de Lesseps, à qui personne n’a porté le jugement, n’est pas mis au courant, mais s’étonne de ne plus voir son fils ainé à table !


À la Chambre, on prend à partie Clemenceau, rappelant ses compromissions et ses amitiés intéressées avec Cornélius Herz, à qui il a fait accorder la Légion d’honneur. Un duel s’ensuit, pendant que la Cour de cassation infirme le jugement précédent sur un point de procédure et libère tous les condamnés… sauf Baïhaut !Une nouvelle génération aux dents longues, à l’horizon politique bouché par ces républicains ayant succédé au Second Empire, en profite pour les pousser à la trappe. À la nouvelle élection, c’est un raz-de-marée ! On voit apparaître Deschanel, Barthou, Poincaré et disparaître Clemenceau, qui ne reviendra à la tribune qu’avec l’affaire Dreyfus. En attendant, le public se passionne pour un nouvel événement : l’assassinat du président Sadi-Carnot, survenu le 25 juin 1894, et son remplacement par Casimir Périer. Le 11 décembre suivant, Ferdinand de Lesseps s’éteint tandis que son fils Charles essaie discrètement de sauver ce qui peut l’être.Une nouvelle société américaine a racheté les actifs, notamment la fameuse ligne de chemin de fer et se substitue à l’ancienne société française. Le titre acheté 100 F dix ans plus tôt est racheté 129,78 F, ce qui correspond à une rémunération de 5% par an. Les Lesseps, qui ont investi 1 300 000 F, reçoivent 1 687 000F plus 387 140 F de la part des banques. Les autres administrateurs, ainsi que les banquiers et les entreprises du BTP, ont droit au même traitement.

Le 30 mars 1896, Félix Faure ayant succédé à Casimir Périer démissionnaire, l’ex-ministre Baïhaut est libéré par anticipation. L’ex-courtier Arton ayant été arrêté, une cascade de dénonciations circule dans la presse. On s’attend à des arrestations, mais un vice de forme s’étant glissé dans l’instruction, les procès-verbaux sont annulés, et l’avocat général renonce aux poursuites, acquittant le 5 novembre 1896 les prévenus. Quant aux épargnants français, Maurice Rouvier, un anciens « chéquard » devenu ministre, leur propose alors un placement sûr et rémunérateur, sur lequel ils vont se ruer : les emprunts russes. On ne se refait pas.


(1) À l’ancien fauteuil de Malesherbes et de Thiers.

(2) Sept cents personnes.

(3) Deux cent quarante mille francs par an.

(4) Cinq cent mille obligations de 1 000F à 13%.

(5) Dans L’Économie française et Le Temps, 25 juin 1885.

(6) Né en 1836, militaire chargé par Freycinet durant la guerre de 1870 de trouver des explosifs équivalents à ceux utilisés par l’armée prussienne, il s’est rendu en Suède pour obtenir l’accord de l’industriel Nobel pour sa dynamite mais, au lieu de l’acheter pour la France, il se fait accorder le monopole de l’exploitation contre 10% de chaque vente à l’armée. De retour en France, au lieu de la faire fabriquer directement par les arsenaux, il démissionne de l’armée pour créer son usine de fabrication de poudre explosive. Il s’associe plus tard avec Louis Pierre Roux, directeur des poudres et salpêtres de l’État. Son conseil d’administration regorge de députés.

(7) Audience en cours d’assise, le 9 mars 1893.


La personnalité de Lesseps

Né à Versailles d’une famille de diplomates anoblie par Louis XVI, ayant eu une éducation cosmopolite, habitué à parcourir le monde, à parler plusieurs langues, dont le russe et l’arabe, aussi doué pour les études que pour les exercices physiques, Ferdinand de Lesseps est aussi bon nageur, ce qui est rare à l’époque. Lorsqu’il rend visite à sa mère, installée à Saint-Germain, il préfère traverser la Seine à la nage plutôt que d’attendre le bac ! Il aurait pu être un personnage issu des romans de Jules Verne. Ingénieux comme Cyrus Smith, audacieux comme Fergusson, grand seigneur moderne comme Némo, ignorant la peur et le découragement, il affronte avec une parfaire égalité d’humeur les tempêtes du désert comme les orages politiques. Jamais il ne tient compte des oppositions et ne supporte les atermoiements s’il a un but, ce qui fait sa force. Il ne se laisse pas dévier de son objectif et ne s’accorde aucun répit avant d’y être parvenu. Ses subordonnés sont autant de vassaux. Tous savent qu’il faut lui obéir immédiatement. Sa devise : « Maintenant ou tout de suite. »


La compagnie de Suez

Longtemps, elle a été un « État dans l’État ». Rappelant certains grands ordres chevaleresques du Moyen Âge, elle est presqu’indépendante au sein de l’Égypte et de l’Empire ottoman, bat monnaie, possède flotte et bat pavillon. La concession du canal a été concédée à Ferdinand de Lesseps en personne : le canal lui appartient. Pourtant, il répugne à transformer cette réalisation « pharaonique » en une entreprise mercantile, et refuse tout avantage particulier financier pour lui et sa famille. Il s’en explique à son fils aîné, Charles : « La compagnie de Suez est constituée et je pourrais m’y réserver, ainsi qu’à vous des intérêts considérables, je n’ai pas l’intention de le faire. Mais je ne voudrais pas que mes enfants me le reprochent plus tard. Trouves-tu que j’ai tort ? » Écrasé de respect, le fils ne peut que s’incliner. Une attitude que n’ont aucun des autres protagonistes financiers du canal de Panama comme Gould ou Vanderbilt, qui assurent ainsi l’aisance de plusieurs générations de leurs descendants.


Les Britanniques et le canal de Suez

Dès qu’ils sont informés de l’autorisation obtenue par de Lesseps de creuser un canal, les Britanniques cherchent à s’y opposer par tous les moyens. Politiquement d’abord, en intervenant auprès du sultan de Constantinople qui a la suzeraineté nominative de l’Égypte. Puis, lord Palmerston, Premier ministre britannique, entreprend une campagne de presse pour décourager tout investisseur. « Nous ne ferons pas à nos lecteurs l’injure de croire qu’ils puissent jamais admettre Suez comme un placement » (Daily News).

En Égypte, il parvient à faire limiter le nombre des manœuvres de 50 000 à 6 000 seulement. Comme l’explique le Standard News : « Il ne pourra plus y avoir d’ouvriers qu’au moyen de dépenses énormes non prévues qui ruineront les actionnaires. » Les chameaux, nécessaires au transport de matériels, sont volés, des bédouins armés, conduits par un officier turc, pillent les bagages et prennent comme otages les conducteurs des travaux. En réponse, Lesseps convoque les chefs bédouins et leur offre une démonstration de tir. Il a posé des rangées de bouteilles au loin et les fait exploser une à une avec son pistolet.

« À bon entendeur… » Les otages sont libérés, les attaques cessent, du moins celles des brigands armés, les politiques eux continuant leurs manœuvres occultes. Lord Palmerston, tout en activant les campagnes de presse contre le canal, tente de faire racheter en sous-main les moindres actions et, pour se tenir prêt, envoie des troupes occuper l’île de Périm et fortifie Aden.Après l’inauguration, le ton change. Le lord maire de Londres déclare :

« Nos ingénieurs se sont trompés, M. de Lesseps était dans le vrai et le canal de Suez est un fait accompli. » Gladstone, lui, annonce que la reine Victoria lui décerne officiellement la grand-croix de l’étoile des Indes. Quant à la presse, dont le Times, son plus féroce adversaire, elle rend les armes : « Le canal de Suez est une des merveilles de notre monde moderne. » Le gouvernement anglais continuera en sous-main à créer des ennuis à la compagnie d’exploitation pour faire baisser les actions et les acheter ensuite. 

En cette année 1875, le vice-roi d’Égypte ayant besoin d’argent et actionnaire majoritaire du canal, il propose ses 176 602 actions au cabinet britannique pour quatre millions de livres sterling. Cash ! Il leur accorde une semaine avant de rendre l’offre publique. Le Premier ministre Disraeli, ayant remplacé Palmerston, ne veut pas perdre de temps à convoquer le Parlement. Il rassembla les principaux financiers anglais dans son bureau et leur offre la garantie du gouvernement s’ils avancent la somme immédiatement. Le soir même, il annonce à la reine Victoria : « Majesté, c’est fait. Le canal est à nous ! »


Le clan Clemenceau

Cornélius Herz, que Georges Clemenceau a élevé au grade de commandeur de la Légion d’honneur le 25 juillet 1884, fait entrer Paul Clemenceau, le frère du Tigre, à « la lumière électrique », une sinécure confortable, puis l’introduit comme administrateur de la société centrale de dynamite Nobel et de la société pour la fabrication de munitions de guerre, des forges de Chatillon-Commentry, avant qu’il ne devienne ingénieur-conseil des établissements Schneider au Creusot. Il deviendra si riche qu’en 1936 il sera pointé du doigt par la gauche parmi les représentants du « mur d’argent ».


Le clan du président Grévy

Jules Grévy est jurassien. Fils d’un volontaire de l’an ii, il incarne l’austérité des valeurs républicaines. Il commence tous ses discours par une leçon de morale. Légiste réputé, bâtonnier de l’ordre des avocats parisiens, fin manœuvrier, il sait jouer des divisions des partis et a rallié les suffrages des monarchistes, tant son conservatisme rassure.

Devenu chef de l’État, le costume noir qu’il affiche en public recouvre une réalité moins austère. Il vit avec sa maîtresse, la ravissante Margueritte Pelouze, dans son château de Chenonceau. La fille du président a épousé le frère de la maîtresse de son père, Daniel Wilson, surnommé par la presse, « Monsieur Gendre ». Élu républicain de Loches, il siège à « la gauche de la gauche », avec les radicaux de Gambetta. Il ne s’intéresse qu’aux secteurs industriels de son département, l’Indre-et-Loire.

Ayant pris la précaution d’investir dans les journaux locaux, les agences de presses et les imprimeries régionales, il est intervenu auprès des trésoriers payeurs généraux pour garantir leur comptabilité en échange de l’exclusivité de parution des annonces légales. Cette manne obtenue, il réalise la majorité de ses projets grâce aux pressions et à de bonnes campagnes de presse, et sait y intéresser fructueusement les notables qui le soutiennent fidèlement. Affairiste de haut vol, il tombe avec son beau-père lors du scandale des décorations. Après sa condamnation, puis son « blanchiment » en 1888, il revient, est réélu à la Chambre le 26 novembre.

Celle-ci, se déclarant outragée, refuse de continuer à siéger en sa présence. Il abandonne son siège en 1889, mais le récupère quatre ans plus tard, élu maire et député de Loches. C’est en vain qu’on lui intente un procès en corruption d’électeurs. Il sera systématiquement réélu par ses concitoyens jusqu’en 1902, malgré les différentes requêtes en invalidation lancées contre lui. Il laissera son siège à un ami, Alphonse Chautemps, le frère de Camille, alors président du Conseil.

Parmi ses frères, Paul, sénateur du Jura en 1880, siège au Luxembourg jusqu’en 1906. Et surtout Albert, surnommé « Monsieur frère », député du Doubs en 1876, vice-président de la Chambre en 1879, a dans la foulée été nommé gouverneur général de l’Algérie. Afin de ne pas perdre au passage son indemnité, il exige une nomination à titre temporaire, ce qui lui permet de cumuler les deux revenus. Un an plus tard, il hérite au Sénat d’un des « 75 fauteuils à vie » et peut donc démissionner de son poste de député et devenir gouverneur général à titre définitif. Son activité consiste à sélectionner les affaires exploitables depuis la métropole – chemins de fer, gisements miniers –, et à les signaler au gendre de son frère, contre une participation. Son partenaire habituel est Eugène Étienne, député d’Oran et ami intime de Daniel Wilson. À sa mort le 9 septembre 1891, le président Grévy est un des Français les plus riches de son temps. Il laisse à ses descendants sept millions de francs-or, investis majoritairement dans des actions de mines britanniques et chiliennes.


Et de l’autre côté de l’Atlantique…

Les récentes guerres ont démontré l’importance d’avoir un canal plutôt que de devoir faire le tour du continent. La société française étant embourbée avec 1 274 millions de frais, les Américains décident de reprendre le projet à leur compte. Ils achètent en 1902 à la Compagnie française de Panama tous ses droits, puis le Congrès autorise le président Théodore Roosevelt à acheter à la Colombie le droit de passage pour traverser l’isthme. La Colombie refuse. Sans perdre de temps à envisager une surenchère, Roosevelt envoie des navires de guerre droit sur Panama avec ordre d’en interdire l’accès. Le 2 novembre 1902, la flotte US arrive de part et d’autre de l’isthme. Le lendemain, une révolution contre la Colombie éclate. Le 6, les USA reconnaissent l’indépendance du Panama. Le 18, le gouvernement indépendant du Panama concède à perpétuité aux États-Unis une bande de territoire large de 10 miles de part et d’autre du tracé du canal. Un cas d’école ! Le canal sera inauguré le 15 août 1914, juste à temps pour participer à la Première Guerre mondiale qui vient d’éclater en Europe.

 
 
 

Recent Posts

See All
Teschen

Intégré au royaume de Bohème depuis le quatorzième siècle, et passé par lui aux Habsbourg, l’ancien duché de Teschen voit s’opposer deux...

 
 
 
Disposition traite de Versailles

Les modifications territoriales envisagées par le traité de Versailles sont rassemblées dans la partie III, “Clauses politiques...

 
 
 
Prusse orientale

La décision d’organiser des plébiscites en Prusse-Orientale a été prise par les Grands à l’initiative du premier ministre britannique...

 
 
 

Comments


DSI EDITIONS

Shop (en construction)

Socials

DSI EDITIONS

Napoleon 1er Magazine

Napoleon III Magazine

Chateau de Versailles 

Paris de Lutece à Nos Jours

14-18 Magazine

© 2024 DSI EDITIONS

bottom of page