Les Mystères de Parisle Triomphe du roman-feuilleton
- anaiscvx
- May 1, 2024
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Gérard Gengembre
« Tout le monde [les] a dévoré[s], même les gens qui ne savent pas lire : ceux-là se les font réciter par quelque portier érudit et de bonne volonté ; les êtres les plus étrangers à toute espèce de littérature connaissent la Goualeuse, le Chourineur, la Chouette, Tortillard et le Maître d’école. Toute la France s’est occupée pendant plus d’un an des aventures du prince Rodolphe, avant de s’occuper de ses propres affaires. Des malades ont attendu pour mourir la fin des Mystères de Paris ; le magique la suite à demain les entraînait de jour en jour, et la mort comprenait qu’ils ne seraient pas tranquilles dans l’autre monde s’ils ne connaissaient le dénouement de cette bizarre épopée » : dans son Histoire de l’art dramatique, Théophile Gautier salue ainsi en 1859 l’extraordinaire triomphe du roman. Eugène Sue marque l’histoire de la littérature et plus largement l’histoire culturelle.

C’est en 1829 qu’Eugène Sue (1804-1867), filleul de Joséphine Bonaparte, issu d’une riche famille de chirurgiens et chirurgien lui-même à 17 ans, entre véritablement en littérature, après avoir renoncé à une carrière de peintre. Dès la mort de son père en 1830, il se jette dans la vie mondaine. Romancier, mais aussi « lion » de la Restauration avec tigre et tilbury, dandy aux cheveux bleu-noir, bouclés et parfumés, aux yeux bleu clair, à la taille grande et un peu épaisse, portant cravate noire à triple tour et boutons d’or, affectant de chiffonner son jabot d’une main pendant que l’autre se tient sur la hanche, « fanfaron de vices, désolé de s’appeler Sue, faisant du luxe pour se faire grand seigneur » comme le décrit Balzac à Mme Hanska.
Le succès du roman-feuilleton
Il sera d’abord romancier de la mer, un Fenimore Cooper de la marine, avec notamment La Salamandre (1832), salué par Balzac. Puis ce seront des romans historiques dont Latréaumont (1837), titre dont s’inspirera Isidore Ducasse pour son pseudonyme, Lautréamont. La critique parisienne qualifie cette œuvre de « roman républicain », et la coqueluche des salons s’aliène alors les milieux monarchistes. Ayant dilapidé la majeure partie de son héritage, il se retire dans la solitude en Sologne. Une nouvelle phase de sa carrière d’écrivain va s’ouvrir.
Lorsque Eugène Sue se lance dans le roman-feuilleton, le genre a explosé, grâce à la révolution de la presse à bon marché et la démocratisation de la lecture quotidienne, dues à Émile de Girardin (1802-1881). La baisse du prix de vente grâce à l’introduction de la publicité implique l’accroissement du nombre des lecteurs et leur fidélisation. Le découpage d’un roman en tranches quotidiennes n’a pas d’autre finalité. Les auteurs spécialisés en tireront une loi d’écriture : terminer chaque fragment quotidien par un suspense, dont le dénouement peut être retardé par une digression.
En octobre 1836, Honoré de Balzac fait paraître La Vieille Fille dans La Presse en douze feuilletons. Frédéric Soulié donne au Journal des débats le début de ses Mémoires du diable en 1837. À partir de mai 1838 dans Le Siècle, Dumas entre à son tour dans la course avec Le Capitaine Paul, apportant au journal 5 000 abonnés en trois semaines. En septembre 1839, Sainte-Beuve dénonce dans la Revue des Deux Mondes la « littérature industrielle ». Tous les grands journaux veulent leur part d’un marché à la croissance exponentielle et les grands auteurs répondent à l’appel. Ainsi George Sand donne treize romans en feuilletons entre 1844 et 1858.
Eugène Sue entre dans l’arène en confiant à La Presse en décembre 1837 des extraits d’Arthur, le journal d’un inconnu, publié en volume en 1838 chez Gosselin, et qui forme diptyque avec Mathilde, Mémoires d’une jeune femme, dont les deux premières parties paraissent dans La Presse de décembre 1840 à septembre 1841 et que Gosselin publie en volume en 1841. Premier vrai succès d’Eugène Sue, qui peut désormais vivre de sa plume, Mathilde, roman de mœurs et roman d’apprentissage au féminin où il prend la défense du divorce, est aussi un roman noir et un roman psychologique.
Parutions et convictions
Séduit, le public écrit au romancier, qui découvre ainsi une nouvelle relation avec les lecteurs, relation qui s’épanouira avec Les Mystères de Paris. Ces romans, auxquels s’ajoute l’Aventurier ou la Barbe-bleue (La Patrie, 1841-1842) valent à Eugène Sue une telle notoriété qu’il voit s’ouvrir les colonnes du Journal des débats. Il y publie le roman qui lui assurera un immense succès. Entre-temps, il se convertit au socialisme. Ayant assisté le 25 mai 1841 à la représentation d’un drame de Félix Pyat (1810 -1889) donné à la Porte-Saint-Martin (Deux Serruriers), il rend visite à un ouvrier nommé Fugères, qui invite les deux auteurs à dîner. Selon Pyat, Sue, illuminé, se serait écrié à la fin du repas : « Je suis socialiste ! »
Il exposera ainsi cet engagement en 1850 à l’occasion de l’édition de ses Œuvres complètes : « Il m’a fallu passer par les théories aussi fausses que désolantes dont sont empreints mes premiers ouvrages, pour arriver, à force de travaux et d’observations, aux théories socialistes qui, seules, ont valu à mes derniers livres un succès si au-dessus du peu qu’ils valent, et par le fond et par la forme. »
Une capitale mise en scène
Roman de mœurs, roman d’aventures, roman populiste, Les Mystères de Paris sont publiés du 19 juin 1842 au 15 octobre 1843.
Le Paris d’Eugène Sue est celui décrit dans les enquêtes contemporaines, une ville surpeuplée où sévissent toutes les pathologies urbaines, où se confondent classes laborieuses et classes dangereuses, et où se mêlent pègre et ouvriers, crime et chômage. Mise en scène des marginaux de la capitale, de ceux que Dumas appellera en 1854 les Mohicans de Paris, de ce peuple de l’ombre, chargée de pittoresque et d’exotisme social, apologie du surhomme rédempteur, la fresque est avant tout appel à l’émotion, offrant aux lecteurs le plaisir trouble de fréquenter sans danger la canaille. Magie du mélodrame alliée aux prestiges du roman noir, imbrication du roman de mœurs dans les rebondissements du roman d’aventures, tenue en haleine du lecteur par le savant découpage des épisodes, tout sert une intention sur laquelle le lectorat et les milieux conservateurs ne se sont pas trompés.
Même si l’auteur prend ses précautions dans l’avant-propos en présentant à ce public une excursion chez les sauvages ou les Barbares qui sont maintenant parmi nous, même s’il s’efforce de le convertir à une charité sociale bien comprise et une philanthropie de bon ton, il impose quelque chose d’inouï, en mettant en lumière tant les maux dont souffrent les basses classes que la corruption des nantis, en introduisant le langage de la rue dans la littérature. L’irruption massive du peuple dans le roman révolutionne la littérature, et ce, qui plus est, dans le quotidien d’Armand Bertin, tout dévoué à la cause de la finance et appui du gouvernement en place ! Comme l’écrit Dumas, « [Sue] se mit à aimer le peuple, qu’il avait peint, qu’il soulageait, et qui, de son côté, lui faisait son plus grand, son plus beau succès. »
Dans la lignée de Balzac et Dumas
Le Paris des Mystères présente des traits communs avec le Paris de La Comédie humaine : un espace social à la fois opaque et profondément divisé entre le public et le privé, les classes dominantes et les classes laborieuses et surtout dangereuses, éclaté en fractions géographico-sociales aux différences tant marquées que parfois imprécises. Bourbier, volcan, abîme chez Balzac, la ville est en partie colonisée par les Barbares chez Eugène Sue. Paris ne peut plus être représenté que sur le mode de l’éclatement, de la diversité multiforme et insaisissable, de la menace plus ou moins sourde, du débordement d’énergie anarchique, du spectacle inquiétant et fascinant, de la modernité où s’imbriquent destruction et recomposition, de l’incertitude née d’une Histoire tumultueuse, du contraste permanent entre beauté et laideur, sublime et grotesque, de la poésie éclatante et sombre. Dans sa radicale altérité, Paris devient un lieu éminemment romantique que seul un réalisme critique peut tenter d’appréhender. À l’écrivain, au romancier revient la mission de lui donner sens.
Chez Balzac, le héros entreprend de conquérir la ville, au risque d’être broyé. Dans Les Mystères de Paris, il est confronté à un espace urbain monstrueux qu’il doit vaincre. Il se fait justicier, à l’instar du comte de Monte-Cristo, et applique une justice tantôt répressive, tantôt gratificatrice. Lumière dans les bas-fonds, rétablissement d’un ordre, force de la volonté : après l’effroi, le lecteur est censé être rassuré. Paris est moins obscur, moins terrifiant, moins mystérieux.
Adaptations et fortune critique
Malgré les sept heures que dure sa représentation, le drame tiré du roman par Sue et Goubaux brûle les planches à la Porte-Saint-Martin à partir du 13 février 1844. Sue devance largement Dickens à Londres. Il règne sur l’Europe, inondée de ses traductions. On assiste à une floraison de romans portant le mot « mystère » dans leur titre, des Mystères de Londres de Paul Féval aux Vrais Mystères de Paris de Vidocq. Léo Malet (1909-1996) reprendra la tradition avec ses Nouveaux Mystères de Paris, publiés entre 1954 et 1959. Victor Hugo entame Les Misères, qui deviendront Les Misérables. Sand, Lamartine, d’autres encore écrivent leur admiration.
Onze cent lecteurs, dont les lettres sont conservées à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, couvrent le romancier de louanges, sollicitent aide financière, conseils, adresses de nécessiteux à secourir, informations signalant des cas sociaux. On lui envoie des cadeaux, on s’inquiète de sa santé. On suit avec anxiété la progression de l’œuvre. On souhaite rencontrer les personnages, qui ne peuvent être que réels. Des lectrices insistent pour obtenir de prometteurs rendez-vous. D’aucuns offrent leurs services pour guider l’inspiration, voire la suppléer. Il en est pour tenter d’infléchir le sort de la malheureuse Fleur-de-Marie. Francis Lacassin voit là l’invention du courrier du cœur.
Bien sûr, la critique marxiste ne manquera pas de dénoncer un roman paternaliste et mystificateur. Certes, le débat politique suscité par le roman se résout en récupération moralisatrice et met surtout en avant le danger présenté par l’étalage de passions exacerbées et par l’expression d’espoirs irréalisables. L’essentiel réside dans le triomphe du roman populaire et l’apport à l’imaginaire d’une inépuisable quantité de thèmes et figures, dont la diffusion sous toutes les formes atteste de la puissance évocatrice. D’assiettes en chansons, de lithographies en coiffures, Les Mystères de Parisenvahissent la France. Véron, le directeur du Constitutionnel, saisit l’occasion pour sauver son journal moribond. Il signe avec Eugène Sue un traité de quinze ans, pendant lesquels l’écrivain devait produire dix volumes par an en échange de cent mille francs. Eugène Sue peut payer ses dettes et acheter un château en Sologne où il mène pendant quelque années une vie patriarcale, rustique et travailleuse, poursuivant sa carrière de romancier, tout en s’engageant en politique. Son nom restera à jamais attaché aux Mystères de Paris.
La préface du roman (extrait)
« Un tapis-franc, en argot de vol et de meurtre, signifie un estaminet ou un cabaret du plus bas étage. Un repris de justice, qui, dans cette langue immonde, s’appelle un ogre, ou une femme de même dégradation, qui s’appelle une ogresse, tiennent ordinairement ces tavernes, hantées par le rebut de la population parisienne ; forçats libérés, escrocs, voleurs, assassins y abondent. Un crime a-t-il été commis, la police jette, si cela se peut dire, son filet dans cette fange ; presque toujours elle y prend les coupables. Ce début annonce au lecteur qu’il doit assister à de sinistres scènes ; s’il y consent, il pénétrera dans des régions horribles, inconnues ; des types hideux, effrayants, fourmilleront dans ces cloaques impurs comme les reptiles dans les marais. Tout le monde a lu les admirables pages dans lesquelles Cooper, le Walter Scott américain, a tracé les mœurs féroces des sauvages, leur langue pittoresque, poétique, les mille ruses à l’aide desquelles ils fuient ou poursuivent leurs ennemis. On a frémi pour les colons et pour les habitants des villes, en songeant que si près d’eux vivaient et rodaient ces tribus barbares, que leurs habitudes sanguinaires rejetaient si loin de la civilisation. Nous allons essayer de mettre sous les yeux du lecteur quelques épisodes de la vie d’autres barbares aussi en dehors de la civilisation que les sauvages peuplades si bien peintes par Cooper. [...] Le lecteur, prévenu de l’excursion que nous lui proposons d’entreprendre parmi les naturels de cette race infernale qui peuple les prisons, les bagnes, et dont le sang rougit les échafauds… le lecteur voudra peut-être bien nous suivre. Sans doute cette investigation sera nouvelle pour lui ; hâtons-nous de l’avertir d’abord que, s’il pose d’abord le pied sur le dernier échelon de l’échelle sociale, à mesure que le récit marchera, l’atmosphère s’épurera de plus en plus. »
Une intrigue type de roman-feuilleton
Déguisé en ouvrier, errant dans les bas-fonds de la Cité, le prince Rodolphe de Gérolstein sauve Fleur-de-Marie, dite la Goualeuse, brutalisée par le Chourineur. Les deux misérables lui racontent leur histoire. Une enfance malheureuse les a conduits, lui au meurtre, elle à la prostitution. Rodolphe entreprend de le sauver de cette déchéance. Ayant bravé violemment l’interdit jeté par son père contre une aventurière qu’il aimait, Sarah MacGregor, le prince a voué sa vie au salut des bons et au châtiment des méchants. Pour délivrer Fleur-de-Marie, il doit affronter un couple de criminels, la Chouette, à qui la Goualeuse avait été confiée enfant, et le Maître d’école, que Rodolphe fera aveugler, et qui tuera la Chouette, coupable d’avoir voulu le trahir. Aidé du Chourineur, Rodolphe parcourt Paris et secourt d’autres opprimés, comme la méritante famille ouvrière des Morel, victimes du notaire Ferrand, ou l’honnête François-Germain, qui pourra épouser Rigolette, grisette amie de Fleur-de-Marie, ou encore Clémence d’Harville, femme de son meilleur ami, engagée dans un calamiteux adultère. Il se révèle que Fleur-de-Marie n’est autre que la fille de Rodolphe et de Sarah, que son père croyait morte. Il ne s’agit plus que d’épouser in extremis l‘agonisante Sarah, tuée par la Chouette, de faire de Fleur-de-Marie la princesse Amélie, d’épouser Clémence d’Harville, devenue veuve entre temps, de pleurer le Chourineur, qui a sauvé Rodolphe d’un assassin pour s’acheminer vers un happy end. Celui-ci est hélas impossible, car Fleur-de-Marie ne peut oublier sa honte. Elle entre en religion et meurt, rachetant la faute de son père.
L’œuvre se conforme magistralement à ce qui constitue le canon du roman-feuilleton : un héros mythique, solitaire, nimbé de mystère, ayant un crime à expier ou une vengeance à accomplir et qui joue le rôle de la Providence dans le champ que lui offre la Société ou l’Histoire. Ce héros incarne la Loi, et il réunit le pouvoir et le savoir. Souvent aristocrate, il séduit par ses qualités et ses vertus. Ambivalent, force du Bien sachant adopter la posture du Mal, il circule aisément entre le grand monde et les bas-fonds, quand il n’est pas un Protecteur combattant le Persécuteur. Dès lors, le roman obéit à une structure simple, héritée du mélodrame : de la rupture de l’ordre au retour à l’ordre, parcours durant lequel le héros effectue le trajet de sa quête au terme de laquelle il obtient l’objet de son désir. Sur cette trame simple se disposent de multiples intrigues bourgeonnantes. Le roman se compose de mille fils divers tissant un ensemble socio-historique mythifié où s’imposent les figures féminines angéliques ou dégradées, héroïnes chastes et pures ou femmes fatales. Le dispositif et le style du genre évoquent l’esthétique théâtrale romantique (alternance du comique et du tragique, mise en scène de la violence, recherche de la couleur locale, goût du spectaculaire, privilège de l’émotion, rhétorique de l’emphase, recours au cliché, expressionnisme, usage systématique du contraste, rythme, dialogues servant une action fortement dramatisée, toujours expliquée au lecteur par un jeu de rappels et d’annonces soulignant les rapports des différentes intrigues).
Adaptations cinématographiques et télévisuelles
Jacques de Baroncelli, 1943 (avec Marcel Herrand).
André Hunebelle, 1962 (avec Jean Marais).
Claude Santelli et Marcel Cravenne, diffusion le 31 décembre 1961.
André Michel, 1980, six épisodes.
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