Le Moulin-Rouge mythes et prestige
- anaiscvx
- May 2, 2024
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Devant le monument emblématique, de nombreux touristes viennent aujourd’hui prendre des selfies. Le moulin rappelle le passé rustique de la butte, qui en comptait une quinzaine servant à broyer du blé. Si, aujourd’hui, il est reconnu pour ses spectacles de qualité minutieusement chorégraphiés, il a jadis été un lieu de fêtes, d’insouciance et de légèreté, représentatif de la folie de la Belle Époque.
Klervi Le Collen

Chaque année, 600 000 spectateurs – dont la moitié d’étrangers – viennent découvrir au Moulin-Rouge d’incroyables danseuses et danseurs, lors de revues orchestrées au millimètre près. Nous avons rendez-vous pour une visite guidée avec Aurélia, l’une des danseuses du plus célèbre cabaret au monde.
Besoin de renouveau
Pendant longtemps, à Paris et en province, on pouvait boire, manger et parfois dormir (dans des auberges) qu’on appelait familièrement des cabarets. Être cabaretier n’était pas une mince affaire et il fallait montrer « pattes blanches » afin d’obtenir une autorisation de l’Hôtel-de-Ville et du roi. C’est à partir du xixe siècle que se développent de nouveaux lieux, nommés également « cabarets », où l’on peut se distraire en assistant à des spectacles. Ainsi, à la fin du Second Empire puis pendant la Belle Époque, les cafés concerts prolifèrent à Paris et deviennent des lieux de distraction prisés où se côtoient des spectateurs d’origines sociales différentes. Après la défaite de Napoléon III lors de la guerre franco-prussienne puis à la suite des événements de la Commune, une dépression économique touche le pays jusqu’à la fin du siècle. Les gens veulent se distraire dans une ville en pleine effervescence et qui accueille régulièrement des expositions universelles. Ainsi, bourgeois, ouvriers et touristes viennent dîner et admirer des numéros de cirque et de danse pour un prix relativement modeste.
La Butte Montmartre et le nord de Paris sont des lieux fréquentés par la bohème parisienne où l’on vient s’encanailler dans une ébullition populaire. Déjà, le théâtre des Folies-Bergère, inauguré en mai 1869, a rencontré un grand succès avec sa programmation éclectique et ses numéros variés. Le Chat Noir, en 1881, au pied de la Butte, devient le lieu mythique des artistes populaires. Les poètes (comme Georges Lorin), humoristes (Alphonse Allais), peintres (Willette), chansonniers (Aristide Bruant) se rejoignent avec insouciance pour écouter des chansons et y lire des poèmes.
La naissance d’un mythe
Parmi les autres lieux de spectacle, un nouveau cabaret va se distinguer. Le journal La République française l’introduit le 6 octobre 1889 en ces termes : « Tous les soirs, bal. Les mercredis et samedis, fêtes de nuit. Les dimanches et fêtes, à deux heures, kermesse et bal. » Il s’agit du Moulin-Rouge, boulevard de Clichy, au pied de la Butte. La soirée d’inauguration est une réussite où de nombreux Parisiens curieux viennent découvrir ce lieu qui promet fête et danse.
Cette soirée est mémorable et le succès immédiat. Le binôme Joseph Oller et Charles Zidler prend les commandes du nouveau quartier des noctambules parisiens.
Joseph Oller (1839-1922), d’origine catalane, arrive à Paris, alors âgé de deux ans. Après des études peu remarquables, il se lance dans le monde des affaires en créant les « Paris Mutuels ». Certains politiciens voient à l’époque d’un mauvais œil ces paris sportifs et, en 1874, ils obtiennent leur arrêt. C’est alors qu’Oller se spécialise dans le « Music Hall » et le spectacle populaire en fondant le théâtre des Nouveautés (1878), la piscine Rochechouart (1885), le Nouveau Cirque (1886), les montagnes russes du boulevard des Capucines (1888), le bal du Moulin Rouge (1889) et l’Olympia (1893). Mais pour la plupart de ces projets, il n’est pas seul et Charles Zidler (1831-1897) l’accompagne pour le Moulin-Rouge. Issu d’un milieu très modeste, garçon boucher puis apprenti tanneur, ce dernier a d’abord ouvert un commerce de chaussures ayant une clientèle régulière. La vie l’amène à rencontrer Oller avec lequel il s’associe dans des activités de loisirs et de plaisir. Ensemble, ils fondent également l’hippodrome du pont d’Alma. Leur collaboration ne durera pas longtemps car Zidler décédera brutalement – pour lui rendre hommage, Joseph Oller fermera le Moulin-Rouge toute une soirée !
Le règne du french cancan
L’inauguration provoque une petite révolution. Les superlatifs pleuvent. À l’intérieur, tout est monumental : la décoration réalisée en grande partie par Adolphe Léon Willette est incroyable, les pistes de danse immenses, les miroirs recouvrent les murs et reflètent la lumière. On remarque même la présence d’un éléphant gigantesque en plâtre (qui a été construit pour l’exposition universelle de 1889). Le Moulin-Rouge devient en quelques semaines, le lieu de fête, de débauche et de divertissement de la bourgeoisie parisienne venant assister aux spectacles et aux bals qui débutent après 22 heures. On vient aussi pour rire comme avec le célèbre duo Foottit et Chocolat, souvent à l’affiche entre 1889 et 1910.
La première revue est lancée en 1890. C’est par ailleurs lors de l’une de ces représentations que la Goulue interpelle le prince de Galles, ce qui fait jaser… Chaque soir, des danseuses plus ou moins vêtues font des shows remarquables et, jusqu’en 1902, on peut danser au bal. Ah… Paris, ses cabarets et ses danseuses à froufrou !
Mais c’est surtout le french cancan qui va avoir une place particulière dans l’histoire du Moulin-Rouge et du monde du music-hall de manière plus générale… Le cancan, chahut, chahut-cancan ou coin-coin est une sorte de danse, à deux, assez provocatrice. Le coin-coin est rapidement prohibé. En effet, dans les bals populaires du xixe siècle, les femmes portent des robes, des froufrous et des culottes fendues. Le lever de jambe est donc jugé trop érotique et indécent. C’est la célèbre courtisane, comédienne et danseuse, vedette du bal Mabille, Céleste Mogador (1824-1909), qui popularise cette danse en estompant le côté provocateur sur scène grâce au quadrille. Le cancan est lancé et, que ce soit à Paris ou dans le monde entier, on ne parle plus que de ces danseuses parisiennes qui maîtrise la souplesse, l’équilibre et la sensualité.
C’est ainsi que Charles Morton, producteur de spectacles à Londres, met en scène, dans les années 1865, des danseuses defrench cancan sur les airs du Galop infernal d’Orphée aux Enfers du célèbre Offenbach et exporter, dans les pays anglo-saxons, ces mises en scènes. Les spectateurs anglais et américains raffolent de cette danse française, synonyme de mœurs légères de la Belle Époque. Très critiqué par les défenseurs de la morale, le cancan s’impose peu à peu comme une danse populaire. La Goulue, Jane Avril, Grille d’égout, Nini Pattes en l’air… : autant de danseuses qui feront le succès du cancan et du Moulin Rouge avec leurs levers de cuisses et leurs secoués de froufrous. La Goulue crée les règles de cette danse et Nini Pattes en l’air l’enseigne après 1894. Le peintre Henri de Toulouse-Lautrec, habitué du Moulin-Rouge, l’immortalise dans des toiles, désormais mythiques.
Une programmation et des stars
La conception et l’architecture de la salle sont très nouvelles et offrent la possibilité de changements de décors très rapides. Pendant des décennies, les revues évoluent et des artistes viennent s’y produire comme Colette, Mistinguett, Maurice Chevalier, Joséphine Baker, Elsa Fitzgerald, Édith Piaf, Charles Trenet, Charles Aznavour… et même Liza Minelli, qui propose un show exceptionnel en février 1982.
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les spectateurs assistent à des opérettes et d’autres revues d’exception. Le 3 janvier 1907, lors du spectacle Le rêve d’Égypte, Colette embrasse sur scène la duchesse de Morny. Le scandale éclate et la pièce est interdite. Mistinguett apparaît pour la première fois dans La revue de la Femme en 1907. Cette artiste, qui vient d’un milieu modeste, connaîtra un destin incroyable et deviendra une star. Mais l’incendie du 27 février 1915 vient détruire la salle. Il faut attendre 1921 pour que sa reconstruction débute.
Francis Salabert prend la direction de cette « nouvelle salle » et met à l’honneur Mistinguett, Jeanne Aubert et Maurice Chevalier. Des revues américaines sont aussi programmées ainsi que des shows assez surprenants où des danseuses sortent de gâteaux géants en talons aiguilles. Des spectacles orchestrées par Mistinguett deviennent mythiques : La Revue Mistinguett (1925), Ça, c’est Paris (1926)… jusqu’à son départ en 1929. Le Moulin-Rouge a entre-temps ouvert une salle de cinéma géante et programme, en première partie, des spectacles. Lors de la Seconde Guerre mondiale, le lieu devient un dancing et, quelques jours avant la Libération, Édith Piaf se produit avec un artiste alors inconnu : Yves Montand.
En 1951, Jo France devient le nouveau directeur de la structure. Il investit beaucoup d’argent pour rénover et décorer les lieux. La danse et le french cancan sont à nouveau à l’honneur. En 1953, Joséphine Baker vient y chanter J'ai deux amours. Jusque dans les années 1960, Luis Mariano, Charles Trenet, Charles Aznavour, Line Renaud, Bourvil, Fernand Raynaud s’y produisent.
Miss Doris prend alors une place incroyable. Cette danseuse classique, d’origine allemande et de son vrai nom Doris Haug (1927-2014), débute sa carrière dans les troupes d’opéras de son pays. Arrivée en 1952 à Paris, elle devient la vedette de plusieurs cabarets dont la Nouvelle Ève. Elle fonde alors la troupe des « Doriss Girls » en 1957, au Moulin-Rouge. À l’origine, quatre danseuses sont formées. Aujourd’hui, elles sont plus de quarante sur scène. En 1959, un nouveau tournant est pris avec l’installation d’une cuisine et d’un dîner-spectacle contribuant à valoriser le lieu d’exception à l’international. En 1960, la Revue japonaise composée exclusivement d’artistes japonais connaît un grand succès. Jacki Clérico devient le nouveau directeur en 1962. La salle s’agrandit et l’installation d’un aquarium géant met en scène le premier ballet aquatique. Superstitieux, il décide que les revues porteront un nom qui commence par un « F » : Frou-Frou (1963-1965), Frisson (1965-1967), Fascination (1967-1970), Formidable (1988-1999) et Féerie (1999-2022).
Une fourmilière impressionnante
Notre rendez-vous avec la danseuse Aurélia a lieu à 14 heures et le premier spectacle ne commence que dans sept heures. Mais, déjà, on assiste aux allers et venues de quelque quatre cent cinquante personnes qui composent l’équipe du Moulin-Rouge.
Il faut dire que près de deux mille spectateurs assistent à l’une des deux revues nocturnes tous les soirs. Aurélia, souriante, nous fait découvrir ce dédale de plumes et de strass. Et il s’agit bien d’un labyrinthe, avec ses nombreuses pièces plus ou moins grandes ayant chacune une fonction bien précise. Évidemment, la salle de spectacle est magnifique. Les lumières tamisées donnent un effet singulier. Tout est contrôlé afin que le spectateur soit accueilli dans les meilleures conditions, et ce jusqu’aux moindres détails dont la peinture blanche des marches est régulièrement rafraichie. À cette heure-là, on ne voit pas les danseuses. Mais en fin d’après-midi, une centaine d’artistes arrivent. Ainsi que les dix-huit habilleuses qui connaissent par cœur les mensurations des danseurs et qui, en urgence, peuvent faire des retouches sur l’un des trois cents costumes, si besoin.
On s’affaire dans les coulisses. Aurélia nous explique tout avec finesse et précision. Les salles des costumes sont impressionnantes. Il faut dire qu’il y a mille costumes au total. Mais également les lieux de retouches, avec des milliers de petites boîtes dans lesquelles se trouvent perles et pierres classées par couleurs, tailles… et qu’il faudra utiliser pour reprendre un costume un peu trop utilisé.
Classés par tableau, couleurs, frous-frous et plumes sont bien ordonnés. Douze spécialistes s’attèlent dans les ateliers à broder, coudre et reprendre les costumes, tous faits sur mesure. Et aussi surprenant que cela puisse paraître, lorsqu’un vêtement est trop abîmé, il faut se débarrasser de tous les costumes du même tableau afin qu’aucune différence de couleur ne puisse exister. Même si les costumes coûtent très chers…
Selon Aurélia, les plumes ont une grande importance. En 2009, l’établissement a ainsi racheté la Maison Février, alors proche de la faillite. Ce plumassier, situé au cœur du 18e arrondissement, existe depuis 1929. Les artisans maîtrisent le savoir-faire, les traditions de conception de plumasserie pour la haute couture et le cabaret. Mais également des techniques novatrices. Outre les danseuses, la Maison a habillé Vanessa Paradis dans la publicité pour Chanel N°5 et collabore avec Dior, Mugler… Les plumes sont très réglementées par la convention de Washington. Chaque pièce en plumes est donc unique, respectueuse de la nature et reste une vraie prouesse artisanale.
Le nombre de paires de chaussures et de bottines est aussi démesuré : pas moins de huit cents ! Le bottier sur-mesure Clairvoy travaille avec le Moulin-Rouge depuis 1945. Il crée et entretient les chaussures des danseurs, tout comme d’autres clients prestigieux. Chaque étape est minutieusement réglée. Comme les bottines de french cancan, adaptées avec un laçage en trompe-l’œil pour ne pas gêner la danseuse. Mais cette exigence a un coût et exige vingt-cinq heures de travail par paire. À la création de la revue, 4 millions d’euros ont été investis pour la fabrication des costumes et, récemment, 750 000 euros ont été dépensés pour refaire les costumes du final eose de Féerie. Toute cette logistique a un but : faire rêver les spectateurs !
Pas moins de 240 000 bouteilles sont ouvertes chaque année et l’on peut également dîner avant le spectacle. Dès 19 h, les spectateurs prennent ainsi place pour leur repas. Depuis 2017, la table du Moulin-Rouge est entrée dans le guide gastronomique du Gault et Millau et est couronnée de deux toques. Le chef David Le Quellec, accompagné de ses vingt-cinq cuisiniers, prépare cinq cents à six cents repas chaque soir, qu’il sert avec la plus grande brigade de France composée de cent vingt maîtres d’hôtel, chefs de rangs et serveurs – tous au service d’une clientèle internationale, au quotidien. À l’exception du 23 novembre 1981 : exceptionnellement, le Moulin-Rouge a fermé ses portes pour présenter son spectacle à la reine d’Angleterre, Élisabeth II.
Le cabaret appartient donc au patrimoine culturel parisien. Tout comme le Lido ou le Crazy Horse, ses spectacles font rêver. Mais plus encore que les autres salles, il inspire. Les peintres et même les cinéastes, comme le réalisateur John Huston en 1952 avec Moulin Rouge, Jean Renois en 1955 avec French Cancan, Walter Lang en 1960 avec Can-Can et enfin Baz Luhrmann avec son film américano-australien éponyme sorti en 2001 ont diffusé son image à travers le monde.
Doriss Girls et Doriss Dancers
Chaque année, la direction auditionne cinq cents artistes issus du classique ou du jazz dans le monde entier. Seuls moins d’une dizaine seront retenus. La taille minimum est d’1,75 m pour les femmes et d’1,85 m pour les hommes, avec une moyenne d’âge de vingt-trois ans. Il faut être en forme car, chaque soir, soixante artistes sont sur scène.
Féérie
Depuis le 23 décembre 1999, cette revue emblématique est présentée dans la mise en scène de Doris Haug et Ruggero Angeletti. Elle se compose de quatre tableaux où soixante femmes et vingt hommes évoluent. Chaque soir, à 21 et à 23 heures, les artistes se mettent ainsi en scène pour un show d’une heure quarante-cinq. Entre chaque scène, des attractions son proposées – actuellement, il s’agit d’acrobates. Au total, douze millions de spectateurs ont assisté à cette revue.
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