La place de la Concorde, souvenirs choisis
- anaiscvx
- May 1, 2024
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Créée au milieu du xviiie siècle, la place de la Concorde a été le théâtre de nombreux événements historiques. Un récent ouvrage, signé Michel Faul (éditions Soteca), a choisi de raconter ces épisodes, non de façon classique en laissant la parole à l'historien mais en faisant « parler » la place elle-même. Les neuf extraits qui suivent en résument l’évolution.
Michel Faul
Naissance officielle et premières années
L’inauguration de la statue eut lieu comme prévu le 20 juin 1763. Cela avait de l’allure : en tête de cortège, le duc de Chevreuse, gouverneur de Paris, caracolait, portant le cordon bleu du Saint-Esprit. Le prévôt des marchands, Camus de Pontcarré de Viarmes, chevauchait à ses côtés avec les échevins. La musique avait pris place du côté des bâtiments de Gabriel tandis que les spectateurs recueillaient les pièces de monnaie jetées par les participants du cortège ! Coups de canon, tour du cortège officiel trois fois autour de la statue en saluant à chaque passage. J’entendis évidemment aussi dans la foule d’inévitables critiques : « Peu de ressemblance » ou bien « la position du cheval est mauvais ». Mais lorsque l’écrivain Grimm vint admirer la statue, lui, au contraire, ne tarit pas d’éloges sur le monument : « Il est sans contredit le plus beau de ce genre qu’il y ait en France. » Cela ne l’empêcha pas de trouver absurde que les caryatides, quatre femmes symbolisant quatre vertus aux angles du piédestal, donnaient l’impression de porter à bout de bras un homme à cheval ! Quelles sont donc ces quatre vertus ? La Force (avec une massue), la Justice (avec sa balance), l’Amour de la Paix et la Prudence. Vers la fin de son règne, Louis XV n’était plus vraiment le roi « bien-aimé » et ces allégories donnèrent lieu à des vers assez méchants que j’entendis émerger du brouhaha des promeneurs. Il me semble même les avoir vus un jour inscrits sur une pancarte accrochée au cou du cheval : « Ah ! La belle statue, ah ! Le beau piédestal, Les Vertus sont à pied et le Vice à cheval. Il est ici comme à Versailles, Il est sans cœur et sans entrailles ». Revenons à juin 1763. Les réjouissances se poursuivirent après l’inauguration. En effet, le lendemain, fut fêtée la fin de la guerre de Sept Ans par mon illumination en soirée. Quelques jours après seulement (à cause de la météo qui était à l’orage), soit le dimanche 3 juillet, put être enfin tiré un feu d’artifice sur la Seine. Une sorte d’île artificielle, à la gloire royale, servit de rampe de lancement au feu d’artifice. La Seine avait auparavant accueilli des joutes nautiques plus ou moins inspirées des fêtes vénitiennes, chaque jouteur devant jeter à l’eau son adversaire. On avait construit dans les jardins du palais Bourbon des loges pouvant accueillir environ deux mille personnes. Grandiose ! Certes l’inauguration officielle avait eu lieu mais, les semaines suivantes, beaucoup d’ouvriers continuèrent de travailler sur la statue qui nécessitait encore quelques aménagements, y compris le marbre destiné au piédestal qui dut être remplacé, la qualité du marbre initial s’avérant mauvaise.
Guillotinade royale
Évidemment le plus célèbre guillotiné dont je suivis l’exécution fut Louis XVI le 21 janvier 1793. Était au rendez-vous une foule immense et compacte avec, chez certains, le souhait d’aller tremper leur mouchoir dans le sang du condamné ! Rappelons que le roi avait été condamné à mort le 16 janvier. On me rapporta que cent mille soldats formaient une haie depuis le Temple jusque chez moi ! La guillotine avait été dressée presque en mon centre, à environ douze mètres du piédestal de la statue de Louis XV côté Champs-Élysées. Le convoi arriva vers dix heures. Quand le roi fut descendu de la voiture, il ôta de lui-même le col qu’un des bourreaux voulut lui retirer. Il s’agenouilla au pied de l’abbé Henri Essex Edgeworth de Firmont, son confesseur qui l’accompagnait, lui demandant sa dernière bénédiction. Puis les aides du bourreau Sanson s’approchèrent pour lier les mains du roi. « Que voulez-vous ? » dit le roi. Les aides répondirent : « Vous lier ! » Le roi s’exclama : « Non, je n’y consentirai pas ! » L’abbé lui murmura alors quelque chose comme : « Souffrez cet outrage comme une dernière ressemblance avec le Dieu qui va être votre récompense. » Louis tendit alors les mains en disant : « Faites ce que vous voudrez ! » Les bourreaux lui lièrent alors les mains après lui avoir retiré son habit brun. Il était donc en gilet blanc, fendu par un bourreau par derrière pour lui dégager la nuque. On lui coupa les cheveux. Son confesseur était près de lui. Un roulement de tambour annonça l’imminence de l’exécution. Ne me demandez pas si Henri Essex Edgeworth de Firmont prononça ou non les mots rapportés par la tradition car le brouhaha était trop fort : « Allez, fils de Saint- Louis, montez au ciel ! » En revanche, il me semble bien avoir entendu le roi prononcer ces dernières paroles : « Peuple, je meurs innocent » et, se tournant vers les bourreaux : « Messieurs je suis innocent de tout ce dont on m’inculpe ; je souhaite que mon sang puisse cimenter le bonheur des Français. »
Mariage de Napoléon avec Marie-Louise
Si vous m’aviez vue en 1810 à l’occasion du mariage de l’Empereur avec Marie-Louise ! Le 31 mars, le couple impérial était arrivé à Saint-Cloud et Marie-Louise avait été présentée à la Cour. Le lendemain, 1er avril, le mariage civil fut célébré au palais de Saint-Cloud. La cérémonie fut annoncée par des salves d’artillerie répétées d’un canon des Invalides. Le mariage religieux, précédé de l’entrée officielle dans Paris, fut fixé le 2 avril au Louvre. J’aurais bien voulu me trouver dans le salon carré transformé pour l’occasion en chapelle par l’architecte Fontaine sur les indications d’Isabey. Toutefois, j’eus ma part de la fête. En quelques mots, disons que j’avais de l’allure. Les Tuileries avaient de l’allure. Les Champs-Élysées avaient de l’allure ! Imaginez : deux orchestres s’élevaient de chaque côté de la principale porte des Tuileries du côté du jardin et un riche pavillon était préparé pour Leurs Majestés. Le tout était peint en draperies rouges rehaussées d’or et les chiffres de Napoléon et Marie-Louise embellissaient cet élégant monument. De grands portiques destinés à recevoir des lampions avaient été installés le long de la grande allée menant jusqu’à moi. Précisément, au pont tournant, un arc de triomphe élégant fixait tous les regards. J’y reviendrai plus bas. Quant au pont de la Concorde, avec ses rangées de colonnes torses garnies de verres colorés et de guirlandes de lanternes, il ressemblait à une sorte de galerie illuminée menant directement au Corps législatif (notre Assemblée nationale), formait pour l’occasion l’avenue de l’Hymen. En effet, le nouveau fronton du Corps législatif n’étant pas terminé, il était masqué par une sorte de transparent avec une allégorie et de multiples décorations. Le bâtiment était censé figurer le temple de l’Hymen placé entre les deux fleuves du Danube et de la Seine ; deux génies portaient sur des boucliers les armes des deux empires et la Sagesse couronnait de guirlandes le chiffre des deux époux. Minerve et Thémis ainsi que les statues de Colbert, Sully, l’Hôpital, d’Aguesseau ornaient les côtés de ce riche péristyle. On pouvait également lire l’inscription : « À Napoléon, À Marie-Louise, Le Corps législatif ». Les bâtiments qui me concernent directement, en particulier ceux occupés par le ministère de la Marine, attiraient tous les regards par les préparatifs d’une immense illumination. Les bâtiments semblaient être métamorphosés en deux palais d’or enrichis de pierres précieuses. J’étais par ailleurs entourée d’orangers destinés à recevoir des pots à feu. Ah j’oubliais… Au pied du pont avaient été disposés deux obélisques à quatre faces portant chacun un nombre infini de lampions. Symétriquement, deux autres obélisques se trouvaient à l’autre extrémité du pont, côté du Corps législatif (palais Bourbon). À l’entrée de la grande allée des Champs-Élysées, au pied des Chevaux de Marly, avaient été installées quelques pièces du feu d’artifice. Toute l’avenue des Champs-Élysées était ornée d’ifs à des distances très rapprochées et liés entre eux par une guirlande à deux rangs, et pas moins d’une douzaine d’orchestres avaient été placés sur toute la longueur de l’avenue dont tous les arbres portaient deux tasseaux pour recevoir des lampions. Je pouvais apercevoir, toujours aux Champs-Élysées, sur chacun des côtés de l’avenue, des espaces destinés à des spectacles de théâtre ou à des jeux, des spectacles de foire, etc. La fête ! En haut des Champs-Élysées était dressée la maquette du futur Arc de Triomphe ! Symétriquement enfin au Corps législatif, je pouvais apercevoir l’église de la Madeleine non encore terminée mais où une charpente provisoire figurait le Temple de la Gloire. Ce 2 avril 1810 débarqua une foule immense qui se massa aux Champs-Élysées, aux Tuileries et bien sûr qui m’envahit, une foule encadrée par plusieurs régiments qui formaient une haie d’honneur jusqu’aux Tuileries. Vers une heure de l’après-midi, un soleil resplendissant éclaira le cortège de Napoléon et de Marie-Louise. La cavalerie de la Garde et les hérauts d’armes à cheval précédaient la voiture du sacre. Le cortège, après avoir parcouru les Champs-Élysées, entra dans le jardin des Tuileries passant sous l’arc de triomphe du pont tournant dont j’ai fait mention plus haut. Cet arc, ainsi que deux péristyles en colonnes à droite et à gauche, ornaient l’entrée du jardin des Tuileries ; cette composition était due au célèbre architecte Fontaine. L’arc était notamment décoré de bas-reliefs. Je pouvais facilement distinguer les chiffres des empereurs Napoléon et François ainsi que les armes de France et d’Autriche couronnées par deux charmantes figures allégoriques représentant la Paix et l’Abondance. À l’entrée des Champs-Élysées un autre arc…
L’obélisque
En 1836, mon embellissement, bien que décidé, n’avait même pas commencé… Il faut dire pour être juste que la première épidémie du choléra en 1832 avait obligé la municipalité à revoir ses priorités et donc son budget. 1836 fut quand même pour moi une année capitale (sans jeu de mots !) : celle de l’installation de l’obélisque. Je rappelle au préalable que cet obélisque avait été un cadeau du vice-roi d’Égypte Mehmet-Ali à la France et plus précisément à Charles X, même si c’est Louis-Philippe qui géra le projet. Je ne vous raconterai pas l’opération qui consista à fabriquer un navire spécial, le Luxor, pour aller chercher le monument. L’équipe envoyée sur place dut affronter des obstacles et difficultés diverses. Toute l’opération prit plus de deux ans à compter du départ de France du Luxor. Lorsque l’obélisque arriva enfin au pont de la Concorde le 23 décembre 1833, j’eus tout loisir de l’admirer, puisqu’il resta couché pendant presque trois ans. En fait, je ne le voyais pas vraiment car une protection de madriers le protégeait. Permettez que je décrive plus en détail, non pas tant ce monument dont les hiéroglyphes sont à la gloire de Ramsès II et qui date d’environ 1 250 avant J.-C., mais surtout comment l’érection fut menée à bien par l’ingénieur Lebas. Je précise que ce monument pèse 220 tonnes pour 23 m de hauteur. Pas facile à manier. Rien ne put se passer avant 1836 car le socle en granit de Bretagne n’arriva que courant avril 1836. En effet, il avait fallu transporter jusque chez moi cinq blocs de granit d’un poids de 230 tonnes. C’est le Luxor qui les transporta depuis l’Aber-Ildut dans le Finistère. On avait décidé de ne pas utiliser le socle ramené d’Égypte car il comportait des sculptures de cynocéphales (genre de singes) au sexe trop proéminent ! Bref, le piédestal fut prêt début août 1836. M. Lebas, l’ingénieur responsable de l’opération d’abattage de l’obélisque en Égypte et de son érection, avait prévu une sorte de rampe de glissement depuis la rive de la Seine, puis un plan incliné. Le monolithe sortit par l’avant du bateau. Il ne fallut pas moins de deux cent quarante soldats et toute une mécanique à base de cabestans pour tirer l’objet sur la rampe qui devait l’amener à sa destination finale via le plan incliné. La veille du grand jour on plaça un coffret avec des pièces d’or, d’argent et des médailles à l’effigie de Louis-Philippe dans une cavité du piédestal. Un accident se produisit ce jour-là dû à la chute d’un appareil de levage. On déplora un mort et quelques blessés. Le 25 octobre 1836 en fin de matinée, il devait bien y avoir deux cents cinquante mille spectateurs réunis en mon sein et aux alentours. Une centaine de musiciens jouèrent Les Mystères d’Isis, adaptation française de la Flûte Enchantée de Mozart. Dix mâts supportaient des palans de traction et des chaînes de retenue. À onze heures et demie, l’ingénieur Lebas donna le coup d’envoi de l’opération. Trois cent cinquante artilleurs étaient à la manœuvre autour de dix cabestans. L’ascension fut lente. Lebas, responsable de l’ensemble de ce projet, dirigeait la manœuvre au porte-voix. Il s’était positionné sous l’obélisque pour mourir en cas d’échec ! La famille royale était installée sous la colonnade du ministère de la Marine et le roi apparut vers midi alors que l’opération semblait déjà être réussie. Ovation générale de la foule au moment où l’obélisque se dressa enfin dans sa position finale. Quatre soldats gravirent alors l’obélisque pour attacher à son sommet des drapeaux tricolores et des branches de laurier ! Sur la façade du piédestal de l’obélisque qui regarde du côté de l’Arc de triomphe, on peut lire l’inscription suivante : « En présence du roi Louis-Philippe Ier, cet obélisque, transporté de Louqsor en France, a été dressé sur ce piédestal par M. Lebas, ingénieur, aux applaudissements d’un peuple immense, le 25 octobre 1836 ».
Funérailles d’Hugo
Le 1er juin 1885 se déroulèrent les funérailles nationales de Victor Hugo, une première pour un écrivain. Un grand cortège funéraire s’ébranla depuis l’Arc de triomphe vers onze heures et demie pour arriver au Panthéon à dix-neuf heures ! Coups de canon, discours multiples… Un vrai spectacle ! Au matin des obsèques, j’observai qu’un nombre incalculable de personnes avaient couché aux Champs-Élysées pour occuper les premières places dans l’avenue centrale. J’accueillis pour l’occasion une partie de la foule qui hurlait « Vive Victor Hugo ! » Selon la volonté de l’écrivain, son corps avait été placé dans le corbillard des pauvres que seules deux grandes palmes de laurier et deux petites couronnes de roses blanches ornaient. Ce corbillard avait servi aux obsèques de Jules Vallès. Deux chevaux noirs composaient l’attelage. Après avoir descendu les Champs-Élysées – il devait être aux environs de midi – ce fut à moi de recevoir le cortège. Après la musique et les tambours de la Garde républicaine et d’un régiment d’infanterie, venaient huit chars funèbres chargés d’énormes bouquets et de splendides couronnes. Le corbillard suivait, encadré à droite et à gauche par plusieurs personnalités dont l’écrivain Catulle Mendès suivi du jeune petit-fils Georges Hugo marchant seul et à une légère distance des autres membres de la famille. La foule se découvrait respectueusement. Venaient ensuite les délégations de toutes les villes et de toutes les sociétés inscrites au programme des obsèques avec leur couronne. Parmi les plus remarquables, je notai entre autres celles de l’École polytechnique avec tous les élèves en grande tenue, la couronne des éditeurs de l’édition nationale des œuvres de Victor Hugo, précédée de six ouvriers en habits de travail (bourgeron et cotte bleus) portant chacun une branche de palmier à la main, la double grande couronne de roses et de lauriers, mesurant trois mètres de diamètre et portant cette inscription en lettres d’or : Asociacion de escritores y artistas, Madrid, etc. Détail presque grotesque, la foule applaudissait au passage les plus belles couronnes ou les plus riches bannières. Ceux qui les portaient, prenant sans doute pour eux les bravos, saluaient le public avec conviction ! Les statues des villes étaient voilées de longs crêpes. Des curieux s’étaient hissés sur tout ce qui était en hauteur. Mes fontaines et candélabres disparaissaient sous des grappes humaines. Le cortège se dirigea vers le boulevard Saint-Germain, empruntant le pont de la Concorde ! Dans les arbres alentours, de hardis grimpeurs s’étaient installés. Au moment du passage du corbillard sur le pont, les berges de la Seine offraient elles aussi un spectacle insolite : des barques, les rames levées pour le salut, des chalands, des bateaux noirs de monde, une sorte de grève immense dont chaque caillou était une face humaine. Un double ourlet de spectateurs dont le premier rang, sans bouger, avait de l’eau jusqu’aux chevilles, quelques-uns relevant leur pantalon jusqu’au genou. Au-dessus de ces hommes et de ces femmes, une sorte de corbeille : en effet, des gens s’étaient hissés dans la banne d’une grue qui servait à embarquer du sable. Ces spectateurs restaient là, suspendus entre ciel et terre. Je fus également bien placée pour assister, comme tous les badauds, à un hommage original rendu au poète sur le pont. En effet, des pigeons furent lâchés ! Pourquoi me direz-vous ? Victor Hugo avait conservé, depuis le siège de Paris, une sorte de vénération pour les pigeons qu’il ne voulait pas qu’on servît à sa table. M. Léopold Hugo, neveu de Victor, prit ce prétexte pour organiser ce poétique hommage.
Scandale
Après des manifestations bruyantes le 1er décembre 1887, le président Jules Grévy démissionna le lendemain remplacé par Sadi Carnot. Dès le matin du 2 décembre 1887, plusieurs centaines de Parisiens dont certains criaient « à bas les voleurs ! » m’avaient choisie comme lieu de rassemblement. Socialistes, nationalistes, sans étiquette, tous étaient unis pour exiger la démission du président de la République, Jules Grévy. Au début de l’après-midi, un cri de joie s’éleva de la foule : après une semaine de résistance, le chef de l’État s’était enfin décidé à se démettre de ses fonctions, dénouement d’un scandale sans précédent, qui bouleversait le pays depuis le mois d’octobre. Son gendre et collaborateur, Daniel Wilson, avait plongé le président dans un scandale. Ce Daniel Wilson était un député républicain qui avait été plusieurs fois sous-secrétaire d’État aux Finances. « Monsieur Gendre », comme on l’appelait, avait une réputation d’affairiste. Il était propriétaire de journaux mais était aussi très actif en bourse… Il se disait aussi qu’il avait organisé depuis l’Élysée un réseau de trafic des décorations, en particulier pour l’obtention de la Légion d’honneur ! Bref, le tohu-bohu finit par avoir raison du président. Tout avait donc commencé le matin de ce 2 décembre quand, vers onze heures, alors que j’étais gardée par des forces de l’ordre, je fus envahie par une grande foule. Des gardes municipaux stationnaient à cheval sur le pont de la Concorde. Un cordon de gardiens de la paix refoulait le public qui faisait mine d’avancer au-delà du pont vers la Chambre. La foule s’en alla pour venir plus encore se masser chez moi. On n’avait ni bloqué la circulation des tramways ni celle des voitures chargées. Et voici que la célèbre Louise Michel descendit du tramway Bastille-Alma pour s’installer devant la grille du palais Bourbon. Un officier de paix l’invita à se retirer, ce qu’elle fit en sautant dans un tramway. Attendez la suite. Arrivée au pont de l’Alma, elle prit le bateau-mouche et remonta la Seine. La voici à treize heures trente chez moi à nouveau. Louise Michel profita d’un enterrement qui passait pour traverser le pont de la Concorde et se représenter devant la grille du palais Bourbon. Elle fut reconduite chez moi entre deux agents. Reconnue par la foule, elle essaya de la haranguer. Figurez-vous que quelques minutes après, Louise Michel retraversait encore le pont de la Concorde après être montée dans l’omnibus Panthéon-Courcelles dont le parcours lui faisait traverser le pont ! Des agents la conduisirent par le quai jusqu’au pont Solférino. La foule restait maintenue sur mes pavés. Les terrasses des Tuileries étaient bondées de curieux, les rampes de pierre qui m’entourent étaient elles-mêmes couvertes de spectateurs. Quand quelqu’un sortit de la Chambre pour annoncer la démission, il y eut des applaudissements, des « À bas Ferry ! Vive Boulanger ! » et quelques « Vive Ferry ! » Mais, l’un de ceux qui osa crier « Vive Ferry ! » vit son chapeau de feutre s’envoler et fut pris à partie par la foule qui le frappa et voulut le jeter à l’eau. Les gardiens de la paix le relevèrent tout en lambeaux et contusionné. Un prêtre fut entouré par une foule hostile qui menaça de le jeter à l’eau. Des passants courageux l’arrachèrent des mains de ces forcenés et le firent monter en voiture. In fine, neuf gardiens de la paix furent blessés, un garde renversé de son cheval. Le cri de ralliement à la mode ? « Vive Boulanger ! » Je vous passe la journée du 3 décembre durant laquelle je fus à nouveau le théâtre de troubles : lazzis, jets de pierres, charges de cavalerie, coups de pistolet, arrestations… Plusieurs blessés furent dénombrés tant du côté des forces de l’ordre que des manifestants.
Exposition universelle : porte principale
Je ne vais pas vous raconter l’Exposition universelle de 1900 mais sachez que j’en fus aussi une actrice puisque à mon coin gauche en regardant vers les Champs-Élysées, s’élevait pour l’occasion une porte monumentale de fer et staff revêtue d’or, mosaïques et émaux : c’était l’entrée principale de l’exposition. Très étendue, l’exposition nécessitait une grande porte principale : 45 mètres de haut, deux longs minarets, trois grandes arches en plein cintre d’une vingtaine de mètres de largeur supportaient une immense coupole surbaissée ; la structure surmontée d’une figure féminine représentant la Ville de Paris accueillait les visiteurs de l’exposition. Les guichets, fonction principale de ce bâtiment éphémère, étaient au nombre de seize à droite et à gauche : il était prévu un flux possible de soixante mille personnes à l’heure, or la porte livra passage à près de neuf millions de visiteurs. Le décor de cette structure de fer et staff était original : des milliers de cabochons lumineux et colorés, bleus, verts, jaunes recouvraient l’ensemble. La peinture complétait cette polychromie. De l’or fut même ajouté dans les parties les plus visibles. Enfin, l’ensemble était animé par de nombreux mâts et oriflammes et tout cela avec un éclairage électrique qui parachevait ce que les visiteurs qualifiaient à l’époque de magnifique spectacle. Je rappelle que l’exposition s’étendait sur près d’un million de m2, se déployait sur les deux rives de la Seine, depuis chez moi et le palais Bourbon jusqu’au Champ-de-Mars et au Trocadéro. Elle n’attira pas moins de quatre vingt trois mille visiteurs dont quarante cinq mille étrangers. Il y avait quarante-trois exposants.
14 juillet 1919
Parmi les 14 juillet que je voulais évoquer, figure en bonne place le 14 juillet 1919 qui fut l’occasion d’une cérémonie de grande envergure avec la participation des troupes alliées (britannique, grecque, italienne…). Une foule, estimée à deux millions de personnes, était descendue dans les rues de Paris, ville couverte de drapeaux, de fanions, de rubans aux trois couleurs, alors que le 13, dans la journée, le président de la République, le Lorrain Raymond Poincaré, avait remis à Joffre, Foch et Pétain leur épée de maréchal. Ces trois vainqueurs de la guerre conduisirent le grand défilé militaire. Les Beaux-Arts avaient été chargés de préparer le parcours du défilé en créant une voie triomphale sur les Champs-Élysées. Le résultat ? Des urnes embrasées, vingt-huit canons pris à l’ennemi et disposés en trophées, surmontés de coqs gaulois, me décoraient. Il y avait aussi des mâts le long des Champs-Élysées avec écussons et drapeaux, des guirlandes. Mon périmètre était délimité par des mâts de 25 m de haut d’un rouge vif, surmontés d’un coq gaulois ou de couronnes. Toutes les statues des villes de France étaient ornées de fleurs, guirlandes, écussons. L’obélisque était habillé de guirlandes et, sur la terrasse des Tuileries, avaient été édifiés des gradins. Là se trouvaient des enfants des écoles tous coiffés de polos ou de bérets. Le défilé commença par la marche de mille mutilés, au nom des millions de blessés, d’invalides de guerre, suivis des corps de troupes alliés par ordre alphabétique. L’armée française fermait la marche avec à sa tête le maréchal Pétain sur son cheval blanc Émir suivi de son état-major. La statue de Strasbourg avait été transformée en monument aux morts, cénotaphe symbolisant morts et disparus. Le grand défilé avait démarré porte Maillot et se finissait à la République, soit quand même plus de deux heures de marche sur presque 7 km ! Les troupes obliquèrent vers la Madeleine, décorée pour l’occasion, par la rue Royale. Le cortège allait passer par l’Opéra et les grands boulevards. Et un ballon d’observation me survola quand passèrent les troupes ! Mais j’aurais pu aussi vous parler du 14 juillet 1918, un défilé avec notamment la présence de troupes polonaises.
Pyramidion
Cela devait faire au moins un siècle et demi que l’obélisque n’était plus coiffé de son pyramidion. Il fallut attendre le 14 mai 1998 et la présidence de Jacques Chirac : un pyramidion métallique doré à l’or fin de 3,548 m vint à nouveau couronner le sommet de l’obélisque. La visite à Paris du président égyptien Moubarak était l’occasion rêvée. Sous une pluie battante, l’archéologue Christiane Desroches-Noblecourt, Pierre Bergé (l’un des mécènes de l’opération) et Ali Maher El Sayed, ambassadeur d’Égypte à Paris, prirent place dans une nacelle électrique pour coiffer symboliquement l’obélisque. À cette occasion, une plaque, elle-même en forme de pyramidion, fut déposée au pied de l’obélisque avec cette inscription gravée : « Cet obélisque offert par l’Égypte à la France en 1830 pour servir éternellement de lien entre les deux pays a été revêtu de son pyramidion d’origine le 14 mai 1998 sous la présidence de Jacques Chirac, en présence de Catherine Trautmann, ministre de la Culture et de la Communication et d’Ali Maher El Sayed ambassadeur d’Égypte, à l’occasion de l’année France Égypte “Horizons partagés” et de la visite en France du président de la République arabe d’Égypte Hosni Moubarak. Le monument ainsi reconstitué est dédié à la mémoire de Jean-François Champollion fondateur de l’égyptologie qui en fit le choix au temple de Louxor. Ce pyramidion a été réalisé grâce au soutien d’Yves Saint-Laurent, de Pierre Bergé et de la maison Yves Saint-Laurent. »
Le site se raconte…
Comment vous est venue l’idée de ce livre ?
Michel Faul : Cela fait maintenant plus d’une dizaine d’années que j’arpente Paris dans tous les sens, à pied ou en car, en faisant découvrir les quartiers mythiques de la capitale par le biais de visites guidées privées (1). Inévitablement, mes pas m’ont amené souvent à faire découvrir cette place célèbre de Paris. Je suis d’ailleurs l’un des rares à proposer une visite d’une heure et demie sur et autour de la place. Outre le fait que lorsque l’on prend le temps de s’y arrêter, on constate que les visiteurs sont à 90% étrangers, ce lieu n’est finalement connu que par l’obélisque qui s’y trouve. D’où l’idée de faire mieux connaître non pas seulement la place sous son angle architectural ainsi que son évolution au cours du temps, mais aussi et surtout par les multiples événements qui s’y sont déroulés au fil du temps depuis 1763, année de sa « naissance » avec l’inauguration de la statue équestre de Louis XV en son centre.
Quels types d’événements ?
M. F. : Outre évidemment la guillotine ou l’érection de l’obélisque, de nombreux événements politiques, militaires, cérémoniels, sportifs, cinématographiques, ludiques ou festifs, se sont déroulés ici… sans compter de nombreux faits divers parfois cocasses, parfois dramatiques. Cela m’a conduit à opérer une sélection après lecture de multiples ouvrages, articles de presse, mémoires de personnalités, etc.
Vous avez choisi une façon assez originale de raconter cette histoire. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
M. F. : J’ai voulu à tout prix éviter un texte classique et j’ai tout d’abord pris le parti de faire parler la place elle-même. D’où le sous-titre du livre : « Mémoires d’un haut lieu de l’histoire de France ». Ensuite, tout en suivant la chronologie, j’ai découpé chaque chapitre en paragraphes titrés, chacun d’eux relatant un événement précis. Enfin, pour que le lecteur puisse, le cas échéant, parcourir le livre de façon un peu aléatoire en fonction de son appétence pour une période plutôt qu’une autre, les dates ont toutes été mises en gras ce qui permet de se repérer facilement.
Michel Carmona, historien reconnu pour ses ouvrages, notamment sur Richelieu mais aussi sur Paris, a rédigé la préface de cet ouvrage. Comment l’avez-vous rencontré ?
M.F. : Lorsque j’ai terminé le manuscrit, je me suis posé la question d’un préfacier. Il est toujours intéressant de pouvoir faire lire son travail à un expert reconnu en espérant qu’il voudra bien le « cautionner ». J’ai alors tout de suite pensé à Michel Carmona. Je lui ai montré mon travail et, ô soulagement, il a apprécié cette contribution à l’histoire de France et de Paris, et a bien voulu rédiger quelques lignes – peut-être un peu trop élogieuses – mais qui ont au moins le mérite de rassurer l’auteur… et peut-être un peu le futur lecteur !
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