L’Odéon un théâtre au carrefour de l’Europe
- anaiscvx
- May 1, 2024
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6e arrondissement
Mecque du théâtre contemporain – au même titre que la Comédie-Française est celle du grand répertoire –, l’Odéon théâtre de l’Europe reste un lieu d’expérimentation unique dans l’art dramatique. Les plus grands auteurs y sont joués, de Luigi Pirandello à William Shakespeare en passant par Anton Tchekhov et Virginie Despentes…
François Artigas

C’est grâce à Louis XV, qui souhaitait avoir pour sa troupe de comédiens français un lieu de représentation, que débute l’histoire de ce théâtre. Un haut lieu de la vie culturelle française qui connaîtra en l’espace de deux-cent quarante ans pas moins de deux incendies et de nombreuses occupations de ses locaux. « C’est sans doute le théâtre qui a été le plus occupé », explique avec humour Juliette Caron, responsable des ressources documentaires de l’Odéon et de poursuivre : « Jusqu’à la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 qui décrète la liberté pour tout un chacun d’ouvrir un théâtre, il n’y avait que deux théâtres autorisés en France dont celui qui allait devenir l’Odéon. À l’époque, l’art dramatique était à la mode et il était bien vu pour un souverain d’avoir une troupe et, comme aucun théâtre digne de ce nom n’existait à Paris, il lui vient l’idée de créer ce lieu qui devait être prestigieux et en même temps visible et accessible par tous. »
Pour cela, Louis XV lance au milieu du xviiie siècle un concours d’architecture qui est gagné par deux jeunes architectes, Marie-Joseph Peyre et Charles de Wailly, lauréats du prix de Rome. Ils ont beaucoup voyagé, notamment en Italie et en Grèce, et s’inspireront de ce qu’ils ont vu sur place, pour proposer l’édification d’un théâtre qui sera en quelque sorte un temple dédié à Apollon, dieu des Arts. D’où cette architecture extérieure de temple grec avec des colonnades classiques et un fronton qui est d’abord triangulaire comme l’église de la Madeleine, avant d’avoir la forme qu’on lui connaît aujourd’hui, avec une salle de théâtre à l’italienne comme l’on en construisait à l’époque partout en Europe.
Pour la petite histoire, l’Odéon sera la première grande salle à avoir des sièges au parterre. Avant cette innovation, les spectateurs sont debout, occupant ces très mauvaises places où ils reçoivent régulièrement au cours de la représentation la cire qui tombe des bougies installées dans les lustres car les salles de théâtre sont évidemment éclairées aux chandelles. Mais lorsque le théâtre ouvre ses portes en 1782, il est éclairé au quinquet, une lampe à huile inventée deux ans plus tôt. Et comme l’huile ne coule pas comme la cire des chandelles sur les spectateurs placés en dessous, l’on peut installer des sièges et, dès lors, ces places au parterre naguère bon marché deviennent les plus prisées et donc les plus chères. La répartition sociologique des places de théâtre s’en trouve complètement bouleversée, avec la bourgeoisie en bas et le petit peuple qui monte au poulailler puis au paradis.
Beaumarchais, le scandaleux
Le théâtre, qui ne s’appelle pas encore l’Odéon mais le théâtre royal, est inauguré le 9 avril 1782 par Marie-Antoinette et Monsieur frère du roi, lequel vient en voisin et en qualité de promoteur du projet. L’absence de Louis XVI à cette inauguration s’explique par le peu d’intérêt que le souverain porte à l’art dramatique et parce que ce type de manifestation entre dans les prérogatives de la reine, protectrice des arts. Deux ans après l’inauguration est créée La Folle Journée ou le Mariage de Figaro, comédie en cinq actes de Beaumarchais écrite quatre ans plus tôt, qui suscite un mini scandale et fait date dans l’histoire du théâtre et de la politique. Cela à cause d’une seule réplique, celle du valet du comte qui lance à ce dernier : « Vous vous êtes donné la peine de naître et rien de plus. » Pour certains historiens, il s’agit là du premier jalon de la Révolution française.
Au cours de cette période, la troupe se scinde en deux avec d’un côté les comédiens fidèles au roi et de l’autre les républicains. Le comédien François-Joseph Talma, patriote convaincu, entraîne avec lui une partie des effectifs qui partagent ses idées. Ils partiront s’installer rive droite dans un théâtre nouvellement créé, l’actuelle Comédie-Française. Les comédiens monarchistes restés rive gauche ne seront pas guillotinés par la mansuétude d’un dénommé Charles-Hippolyte La Bussière, simple greffier du Comité de salut public, fou de théâtre et comédien amateur à ses heures perdues. Il se plaît à dire qu’il a applaudi cent fois Mlles Contat, Raucourt, Lange, Fleury, Dazincourt et Larive, et pour cela se trouve résolu à les sauver de l’échafaud. « Pour commencer, il mit dans sa poche, au lieu de la mettre au dossier, la lettre [accusatrice] de Collot à Fouquier-Tinville. Puis, comme il craignait qu’en la déchirant on n’en retrouvât les morceaux, il réunit toutes les pièces qui pouvaient être des preuves contre les accusés, s’en alla au bain, et les laissant tremper dans sa baignoire, il les réduisit en mastic ; enfin, de ce mastic, il fit des boulettes qu’il jeta dans la Seine et voilà comment les comédiens français sauvèrent leurs têtes » écrira plus-tard Talma dans ses mémoires.
Appelez-moi « Odéon »
En 1796, un entrepreneur qui en fait l’acquisition a l’idée de le nommer Odéon, du nom d’un petit théâtre où les Romains déclamaient de la poésie. Mauvais gestionnaire, il met la clé sous la porte au bout de quelques mois mais l’appellation reste alors que ce n’était toujours pas son nom officiel.
En 1799, le théâtre brûle du sol au plafond et il ne reste que les escaliers qui descendent dans le sous-sol du bâtiment, une cheminée et un bout de mur. Il s’agit sans doute d’une escroquerie à l’assurance mais rien n’est prouvé. Il faudra attendre 1808 pour que Napoléon ordonne au Sénat de le reconstruire. Ce sera la deuxième salle, pratiquement identique à la première.
Le rouge est mis
En mars 1818, le Théâtre brûle à nouveau et Louis XVIII ordonne sa reconstruction qui se fera en moins d’un an. L’Odéon ouvre de nouveau ses portes en 1819 sur une troisième salle, identique à la précédente sauf que cette fois-ci, elle sera rouge au lieu d’être bleue. Au xixe siècle, il ne se passe pas grand-chose dans ce théâtre où, en général, les comédiens font leurs débuts après leur sortie du conservatoire, si ce n’est qu’en 1862 Sarah Bernhardt, qui a débuté à la Comédie-Française un an plus tôt où elle n’avait pas été appréciée à sa juste valeur, rejoint l’Odéon pour y interpréter Phèdre. Une pièce où elle se fait remarquer des critiques et connaître du grand public. Pour l’anecdote, pendant la guerre de 1870, la célèbre comédienne installe un hôpital militaire dans le foyer de l’Odéon.
Au début du xxe siècle, André Antoine, grand réformateur de la mise en scène en France avec le « Théâtre libre », prend en 1906 la direction de l’Odéon et innove en faisant éteindre la salle pendant les représentations. Durant ses huit années de direction, il monte plus de trois cents spectacles – un record – dont beaucoup de créations. De 1946 à 1959, l’Odéon devient sous le nom de salle Luxembourg, l’annexe « officieuse » de la Comédie-Française avec un même directeur pour les deux établissements. L’Odéon reprend son « indépendance » à l’automne 1959, quand André Malraux, à l’époque ministre de la Culture du général de Gaulle, confie la codirection du théâtre à Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault dont le premier grand événement est la création de Tête d’Or de Paul Claudel. Avec à la clef, pour la première de la pièce, une soirée de gala à laquelle assiste, fait rarissime, le président de la République.
Un théâtre occupé
Le 15 mai 1968, des étudiants et quelques révolutionnaires profitent de la sortie de spectateurs qui viennent d’assister à une représentation d’un spectacle de danse de Paul Taylor, un chorégraphe américain, pour envahir le théâtre. Prévenu, Jean-Louis Barrault tente une médiation avec les étudiants qui ont choisi ce lieu car proche de la Sorbonne. Il essaye de leur expliquer mais en vain que l’Odéon n’est pas un théâtre bourgeois et que lui, Jean-Louis Barrault, n’est pas aux ordres du ministre de le Culture. Les pouvoirs publics lui demandent de couper l’électricité, ce qu’il refusera de faire. Une attitude qui lui sera reprochée par la suite et, en octobre 1968, Jean-Louis Barrault est démis de ses fonctions.
Aux couleurs de l’Europe
En juin 1971, le site devient Théâtre national de l’Odéon sous le statut d’Établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC). Dix ans plus tard Jack Lang, ministre de la Culture de François Mitterrand, impose à la direction son ami Giorgio Strehler, directeur du Piccolo Teatro de Milan, qui rêve de créer à Paris un théâtre de l’Europe. Ce sera chose faite en 1983 où cette structure assurera six mois par an la programmation de l’Odéon. Le metteur en scène italien y monte L’illusion comique de Corneille et surtout La Tempête de Shakespeare dans sa propre mise en scène. Durant la cohabitation, sa collaboration est limitée à quatre mois par an. En mars 1990, Luis Pascual devient le premier directeur de « l’Odéon théâtre de l’Europe », appellation qui ne figure dans aucun texte, le nom officiel demeurant jusqu’à aujourd’hui « Théâtre national de l’Odéon ». Depuis 2018, il fait partie de la mission « Vivre ensemble » qui propose des actions auprès de centres sociaux, médico-psychologiques et associations d’alphabétisation. Qui a dit que le théâtre n’était pas un lieu de partage ? Pas la direction de l’Odéon en tout cas.
La Cité du théâtre
Située au cœur du quartier des Batignolles, la Cité du théâtre implantée sur le site des ateliers Berthier constituera dès 2025 un pôle artistique et culturel dédié à l’art dramatique et à son apprentissage puisque, outre l’Odéon et la Comédie-Française, le Conservatoire national supérieur d’art dramatique en sera partie prenante. Avec une vraie salle de répétitions, qui pourra accueillir des spectateurs (250 places) en plus de la grande salle actuelle (500 places) et des ateliers de construction des décors, cette Cité du théâtre sera à l’art dramatique ce que l’INSEP (1) est au sport : un formidable outil de formation et de perfectionnement.
F.A.
« Accompagner les artistes dans la durée »
Directeur du théâtre de l’Odéon depuis 2016, Stéphane Braunschweig a auparavant dirigé le CDN d’Orléans et le Théâtre national de Strasbourg. Il a signé plus de soixante-dix mises en scène dont Comme tu me veux de Luigi Pirandello, programmé dans son propre théâtre lorsque le spectacle vivant a pu reprendre ses droits après le deuxième confinement.
« Quelles incidences a eu la Covid sur la programmation de votre théâtre ?
Cette pandémie nous a obligé de revoir de fond en comble notre programmation avec la saison 2020/2021 qui en a été complètement chamboulée. Nous avons pour cela dû programmer des spectacles un peu moins longtemps que d’habitude. Mais cela n’a pas été suffisant pour caser tout le monde puisque nous avons dû reporter en 2023 et même en 2024 des spectacles qui auraient dû être joués en 2021.
Sur quels critères reposent vos choix artistiques ?
Pour moi, il est important qu’un spectacle résonne avec le monde dans lequel nous vivons. On dispose à l’Odéon de quatre artistes associés : deux hommes, deux femmes, deux Français, deux étrangers que je me suis engagé à faire travailler sur la durée de mon mandat. Ils ont une priorité pour notre programmation. Mon souci est surtout d’accompagner les artistes dans la durée.
Une artiste mondialement connue comme Isabelle Huppert doit-elle faire d’importantes concessions salariales pour se produire chez vous ?
Oui, car si Isabelle est chez nous très bien rémunérée, elle n’est bien entendu pas payée comme au cinéma, c’est clair. Mais Isabelle adore jouer au théâtre, c’est sa vie, elle est tout le temps demandeuse et comme elle aime bien notre théâtre, elle joue souvent à l’Odéon.
Votre rêve de directeur ?
Je pense que l’on en réalise déjà beaucoup ici et mon rêve, si j’en avais un, ne serait pas forcément d’inviter les plus grandes stars, mais de donner au public l’occasion de découvrir de nouveaux artistes.
Les « Molière » sont-ils susceptibles d’assurer le succès d’une pièce ?
Pour le théâtre privé, la réponse est oui. Les « Molière » sont utiles pour ces derniers car les spectacles du théâtre privé sont joués sur une longue période et, lorsqu’ils ont des « Molière », ils sont repris. Nous, on ne fonctionne pas comme cela. Lorsque la cérémonie arrive, notre spectacle est terminé depuis longtemps et l’on est déjà passé à autre chose.
Votre meilleur souvenir de directeur de l’Odéon ?
Ce serait sans doute Comme tu me veux de Luigi Pirandello. Un spectacle qui, du fait de la pandémie, avait dû être répété dans le vide avant d’être joué sur scène. Et lorsqu’il a enfin été programmée, cela a été à la fois un grand bonheur et un grand soulagement pour moi qui l’avais mis en scène et pour l’ensemble de la distribution.
L’endroit de Paris où vous aimez flâner ?
J’aime beaucoup le 9e arrondissement qui est un quartier très vivant où je vis [sourire]. Et paradoxalement c’est plutôt un quartier de théâtres privés. Un endroit sympathique mais qui, à mon goût, manque un peu d’espaces verts. »
Propos recueillis par F.A.
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