Aristide Bruant, l’inventeur du Cabaret
- anaiscvx
- May 1, 2024
- 11 min read
« Vise un peu la pucelle, si elle est gironde ! Elle doit coûter cher à son vieux la gigolette. Ah, pardon m’sieur-dame, y’a la rombière derrière qui suit, donc c’est l’papa », hurle Aristide Bruant dès qu’une famille bourgeoise passe la porte de son cabaret. Le père de famille qui, pour une réflexion moins osée, aurait appelé un agent de police, rougit de plaisir tandis que sa fille et sa femme ressentent le délicieux frisson des lieux interdits et de perdition. Ainsi c’est cela : ils ont pénétré dans l’antre du diable, le fameux cabaret de la butte. Ils regardent autour d’eux, rassurés de reconnaître certains visages connus, des membres du Tout-Paris, s’attendant à chaque instant à voir débarquer une bande d’Apaches, casquette sur l’œil et couteau – pardon « surin » – hâtivement essuyé, encore rouges du sang qu’ils viennent de faire couler dans un règlement de compte entre bandes rivales.
Marie-Hélène Parinaud
Recevant en pleine tête les invectives salaces que leur lance Bruant, les bourgeois comme les aristocrates sont persuadés se trouver dans le milieu des marlous et avoir à faire à un chantre de la pègre reconverti. Ils sont tous ravis d’être traités « comme du poisson pourri » et Bruant ne les ménage pas. Mais qui aurait hésité à voir une fois dans sa vie le temple du vice, d’autant que l’on peut y côtoyer outre des repris de justice des rois et des reines ? Un souvenir pour toute l’existence. Ils repartent ensuite en fiacres ou en taxis, heureux et fiers d’avoir connu le grand frisson près de la pègre. Gageons qu’ils auraient été effarés d’apprendre que ce géant noir, coiffé d’un large feutre à la Cyrano de Bergerac, cravaté de rouge qui les apostrophe si violemment, est un ancien élève des « bons pères ».
Un destin qui bascule
En fait, Aristide Bruant n’aurait jamais connu une telle carrière et serait devenu un notable de province si son père, Louis Bruand, n’avait fait de mauvaises affaires. De très mauvaises même. Au point d’y engloutir la dot de son épouse et les biens de toute sa famille. La ruine en province, à cette époque, est un déshonneur qui ne se pardonne pas. Devenu un paria, socialement mort, Louis Bruand n’a plus qu’à disparaître. Ce qu’il fait, clamant à qui veut l’entendre que Paris est seul digne de son talent. Leurs derniers biens rassemblés dans une malle, la famille s’installe alors dans la diligence en partance pour la capitale en ne laissant derrière elle qu’un fils de 11 ans, Aristide, au pensionnat de Sens.
Le jeune garçon est brillant et sait que sa famille a décidé pour lui d’un avenir tout tracé de clerc de notaire. Mais, sa pension n’étant pas payée, le garçonnet est expédié à la fin de l’année à Paris afin d’y retrouver sa famille. Il quitte définitivement la ville de son enfance et débarque place Dauphine où son père occupe un appartement. Il n’aura pas le temps de s’y habituer, un huissier les expulsant le surlendemain. La découverte de Paris et de ses quartiers, de plus en plus populeux, se fera ainsi au gré des déménagements précipités de la famille Bruand, son père accumulant les dettes et les impayés. Ce n’est donc pas un hasard si une de ses plus fameuses chansons, reprises par Boris Vian, sera Le terme.
La Bastille, le boulevard Richard-Lenoir, Ménilmontant, Charonne forment autant de jalons de la déchéance paternelle et des découvertes du Paris authentique où prédominent pauvreté et petites gens. L’ambition de ces habitants des quartiers populeux est d’arriver au prochain jour du terme sans se faire expulser. Le chansonnier y puisera son inspiration et le parler « populaire ». Au fur et à mesure que la famille dégringole dans la pente sociale, le logement gagne en hauteur, sur des collines et dans les étages. Depuis longtemps il n’est plus question de poursuivre la moindre étude au collège, quant à devenir clerc de notaire…
De petits boulots avant de trouver sa vocation
Très vite, Aristide, pour palier l’incapacité chronique de son père à perdre l’argent qu’il n’a pas, doit gagner sa vie sans attendre. Il « tâte » un peu de tout : apprenti chez un joaillier ou employé à la compagnie des chemins de fer du Nord, là c’est l’emploi sûr de fonctionnaire, peu rémunéré mais régulier jusqu’à l’âge de la retraite. Le père en parle le soir avec componction, lui donnant des leçons de conduite sociale et de morale, concluant sur les devoirs que les enfants doivent à leurs parents.
Supportant difficilement l’ambiance de la mansarde exiguë qui sert de logement à ses parents, Aristide passe ses rares moments de détente dans la rue. Il en a appris l’argot, en particulier celui des « louchebem », le langage secret des bouchers, tueurs des abattoirs de La Villette qui est proche du dernier domicile. Grands et forts comme eux, comprenant leur mentalité, il a sympathisé au point de faire partie de leur bande. Bientôt et étant devenus ami au point de partager certaines de leurs distractions, il est invité au cours d’un banquet à pousser la chansonnette tant ils apprécient sa belle voix. Après avoir chanté les refrains connus que toute la compagnie reprend en chœur, il se met à intercaler certains couplets de sa composition, écrits pour la situation. Puis, passant parmi les convives, il fait la quête. Il lui arrive de ramasser en une soirée ce qu’il gagne en plusieurs mois. Il y a de quoi réfléchir !
S’enhardissant, il finit par composer des chansons entières ayant pour thème la vie dans les abattoirs qu’il intitule Les complaintes des bouchers. Devant leur enthousiasme, il commence par se produire en dehors des banquets de la profession, le soir après sa journée aux chemins de fer, dans les petits cafés. Son paternel, pourtant mal placé pour jouer les « pères nobles », ne veut pas d’artiste dans la famille. Il le met en garde contre leur vie dissolue et lui interdit de démissionner de son poste, si sûr, des chemins de fer.
Il en faut plus pour impressionner le jeune homme qui décide alors de changer de nom et de prendre un pseudonyme. Pour cela, il ne fait pas de grands efforts. Simplement, il remplace le « d » de Bruand par un « t » !
Le succès est au rendez-vous
Sa voix, son allure, son style « rapin » plaisent. Un directeur du cabaret L’Époque, boulevard Beaumarchais, le prend même en vedette et titre : « Le chanteur Aristide Bruant dans ses œuvres. » Il décide de démissionner des chemins de fer et avertit son père que désormais il fera du « caf’conc’ ». C’est le drame : Aristide, désormais Bruant, est traité comme un fils indigne. Il poursuit sa carrière vaille que vaille, faisant plusieurs cafés concerts chaque soir pendant des années, peaufinant son répertoire, imposant son style.
Aristide avait 30 ans lorsqu’un de ses amis, le journaliste Jules Jouy (1855-1897), lui présente Rodolphe Salis qui vient de créer un petit cabaret Le Chat noir et cherche une vedette. Immédiatement engagé, Bruant devient alors une star : il improvise des chansons qui vont devenir célèbres : Je cherche fortune, Autour du chat noir, Au clair de la lune, À Montmartre le soir.
Peu à peu, le public déborde largement le cercle parisien. C’est l’époque où Paris est le haut lieu du tourisme européen. Il y a le French Cancan, les artistes de Montparnasse et surtout la « faune » de Montmartre où chacun vient pour s’encanailler sans risque. Le Chat noir est une visite incontournable. La renommée de Bruant devient internationale. Il est le roi des chansonniers, ayant élu domicile dans ce village qu’est alors Montmartre, dans une maisonnette à l’angle de la rue Cortot et de la rue des Saules, où il possède également une ferme à deux pas du Lapin Agile. Si le jour l’aspect village tranquille règne, le soir venu la métamorphose est complète. Juste avant la nuit, une foule vient admirer des couchers de soleil sur la capitale, découvrant comme Rastignac la ville à ses pieds avant de se disperser dans les cabarets alentours. Les Parisiens ne sont pas les seuls à se bousculer pour admirer les danseuses du Moulin de la galette ou se faire insulter par Aristide Bruant, les provinciaux et les touristes tenant à le mettre dans leur circuit de découverte de la capitale. La foule affluant, le propriétaire décide de s’agrandir et de s’installer dans un local plus vaste, rue Victor Massé, dans l’ancien atelier du peintre Alfred Stevens. Le déménagement, en mai 1885, est l’occasion d’un cortège digne du carnaval, les artistes défilant derrière deux gardes suisses jusqu’à leur nouveau local.
Une silhouette inimitable
Bruant a sauté sur l’occasion et racheté le cabaret, rebaptisé Le Mirliton. Il possède son costume, noir, est drapé dans une cape, avec une écharpe rouge, tel que l’immortalisera son ami Henri de Toulouse-Lautrec. Aujourd’hui encore, parmi les souvenirs types de la capitale, la silhouette de Bruant, si reconnaissable, fait partie des ventes typiques d’objets « touristiques » au même titre que les petites tours Eiffel ou les boules à neige avec Notre-Dame de Paris à l’intérieur. À l’époque, de grandes affiches sont collées dans Paris, mentionnant « Le Mirliton, cabaret d’Aristide Bruant ». On ne distingue souvent que sa silhouette. Cela suffit à garantir l’affluence. Son ton, mélange d’insolence et de grossièreté, assure son succès et fairt de lui un « type » dont la popularité ne se démentira jamais. « Traiter les gens de la haute comme de la m… » : la formule est bonne.
Mais Bruant ne se contentait pas de sa posture. Il décrit la vraie vie, misérable, de ceux qu’il a croisés et qui restent invisibles dans leur pauvreté : les orphelins, les filles perdues, les condamnés à mort arrivant face à la guillotine. Toutes les chanteuses réalistes reprendront son répertoire.
Devenu une vedette, il enchaîne les tournées en France, acclamé dans toutes les villes de et jusqu’en Algérie. Son réalisme, sa gouaille populaire l’ont fait surnommer à Marseille « le Danton de la chanson ». Son répertoire est devenu une compilation de succès qui traversent les générations : Les Roses blanches, Nini peau d’chien, À la Roquette, Belleville-Menilmontant.
Paradoxalement, alors qu’il chante la misère, la révolte du pauvre et l’injustice sociale, il récolte une véritable fortune. Ne pouvant être à plusieurs endroits à la fois, plutôt que de fermer son cabaret durant son absence, il cède en 1895 Le Mirliton à son pianiste, qui continuera à l’animer.
Un homme engagé
Parmi ses admiratrices, il a remarqué une cantatrice, Mathilde Tarquini. Quoiqu’ayant un public et une inspiration radicalement différents, ils ont en commun la musique qui non seulement adoucit les mœurs mais rapproche les êtres. Ils se marient et leur union dure trente ans, jusqu’au décès de Bruant.
Le chansonnier considère-t-il que ses refrains ne sont qu’un marchepied pour une autre carrière ou bien veut-il dénoncer à la tribune ce qu’il décrit dans ses couplets ? Une volonté de modifier le destin des Montmartrois l’inspire-t-il ? Il se présente en 1898 aux élections législatives de Belleville. Et ramasse une veste magistrale (1).
Exit les ambitions politiques. Le chantre des pauvres gens ne leur servira pas de porte-parole à l’assemblée. Ils lui ont préféré un politicien ordinaire, tant pis pour eux. Tournant le dos à ces projets, il veut cependant préserver l’ambiance de son village que commencent à détruire les affairistes. Il rachète Le Lapin agile pour le sauver des promoteurs et en confier la gérance à un ami, le père Frédé. Ce barbu guitariste devient rapidement une autre légende de Montmartre. Son âne, abondamment pourvu de carottes et de navets, sert même à une mystification artistique. Il s’agit de se moquer du jury qui décerne des prix aux œuvres d’art et a refusé les Impressionnistes, les Fauves, tous les abstraits. La facétieuse bande a attaché divers pinceaux à la queue de l’animal qui, heureux de cette aubaine de friandise, remue sa queue de joie et balaie en même temps une toile qui est envoyée au salon annuel de peinture de Paris. Elle est signée « Boronali », anagramme d’Aliboron, le nom de l’âne et elle obtint un prix ! Des années plus tard, ils en riront encore.
Dernières années
La guerre interrompt cette joyeuse façon de braver les conventions. Bruant est trop âgé pour faire partie des combattants mais, lorsqu’en 1917, son fils, qui est marin au long court, meurt, tué au combat, Bruant perd son envie de se produire au cabaret. Il reporte une partie de ses sentiments paternels sur Paulo, un des fils de Frédé, à qui il revend cinq ans après Le Lapin agile. Il rachète également L’Époque, le cabaret du boulevard Beaumarchais qui a vu ses débuts. La boucle est bouclée. Ce lieu, qui a vu l’ascension du fils du failli de Sens, rejeté de son lycée pour non paiement, est maintenant plus qu’un notable, une célébrité. Les meilleurs peintres de son époque ont fait son portrait, il est un des piliers de la vie artistique. Que lui reste-t-il à conquérir ou à découvrir ?
Ses parents sont morts, son propre fils aussi. Aristide Bruant, fatigué des tournées, retourne dans son Gâtinais natal. Celui qui en est parti humilié et en catimini revient en triomphateur s’installer dans sa dernière acquisition, le château de Courtenay.
Trouvant qu’il n’a plus sa voix tonitruante de jadis et ne voulant pas devenir comme ces chanteurs qui passent leur temps à faire leurs adieux, il décide de se reconvertir dans l’écriture. Il prend la plume et publie un dictionnaire de l’argot. Puis réédite le recueil de ses chansons Dans la rue et sur la route. Enfin, il écrit une quinzaine de romans populaires qu’illustre son ami Poulbot.
Mais la capitale n’est pas prête à laisser se retirer « son voyou ». Sans arrêt sollicité par des directeurs de tournées, Aristide Bruant se laisse parfois tenter par l’énormité des propositions qui lui sont faites pour quelques apparitions. Chaque fois qu’il met les pieds sur une scène, il est assuré de faire salle comble. La représentation terminée, il se promet que ce sera la dernière. Mais comment résister à l’appel des bis, au succès toujours renouvelé où les spectateurs reprennent tous ses refrains par cœur ?Son dernier grand spectacle a lieu avenue de Wagram, bien loin de Montmartre, près de l’Étoile, au cœur du Paris chic, à L’Empire, fameux théâtre de Staviski.
Malgré son âge avancé, sa voix reste suffisamment forte pour se passer de micro. Son succès ne tarit pas, il fait toujours le plein. Mais un soir, en sortant du théâtre, lors de sa dernière représentation, il est surpris par le glacial courant d’air qui balaie l’avenue et prend froid. Quelques temps plus tard, une angine de poitrine se déclare. Il la traite comme un banal rhume et n’y voit rien d’inquiétant, continuant sa vie sans changer ses habitudes, recevant ses amis dans son pied-à-terre parisien, rue Christiani. Alors qu’il y dîne entouré de sa petite bande d’amis Montmartrois avec Mathilde, le chansonnier a une syncope et meurt le 12 février 1925, à l’âge de soixante-quatorze ans.
Le plus Parisien des interprètes repose pour son dernier sommeil loin de la capitale et des rues où il a puisé son inspiration. Il a retrouvé les racines de ses ancêtres en province, dans le caveau familial de Subligny, près de Sens.
502 voix sur 10 000 suffrages exprimés. Là où Jacques Martin, cinquante ans plus tard, tournera ses émissions de télévision.
Les artistes de la rue Cortot
Cette rue, en plein cœur du vieux village abrite la siège du musée de Montmartre, fondé en 1886. La maison du n°12 appartint à un comédien de la troupe de Molière, Claude Rose de Rosimond qui l’acquit en 1680, qui comme lui mourut en scêne à la fin de son interprétation du « Malade imaginaire », une pièce qui ne portait pas chance…C’était alors la proche campagne. À partir de 1850, le village et la maison furent occupés par des artistes pauvres qui trouvaient un loyer modeste à proximité de la capitale. C’est dans cette maison qu’Auguste Renoir peignit Le moulin de la galette et La balançoire. À côté les bâtiments transformés en atelier abritèrent, Émile Bernard, Maurice Utrillo, Jean et Raoul Dufy, Othon Friez, André Antoine, le fondateur du théâtre Antoine, Pierre Reverdy et Francisque Poulbot.
Le Chat noir
Il tire son nom d’un conte des histoires extraordinaires d’Edgar Poe. Lui-même inspirera l’enseigne du café « els quatre gats » à Barcelone, pour lequel Picasso composa la couverture du menu. Fondé en 1871 par Rodolphe Salis sur l’emplacement d’un ancien bureau de poste, 84 bld Rochechouart. Très vite la clientèle sera particulière, un cabaret sinon littéraire du moins poétique, musicien bref artistique qui délaissaient la quartier latin pour se retrouver à Montmartre. Bientôt le «tout-Paris », mêlé aux artistes viendra écouter autour d’un verre les chanteurs à texte : Villiers-de-l’isle Adam, Caran d’Ache, Alphonse Allais, Charles Cros, Willette, Toulouse-Lautrec. Le Chat noir ne survivra pas à son fondateur et fermera définitivement ses portes en 1897.
Comments